LES HAUTS DU BAS, Pascal Garnier (réédition poche, 2016)
Édouard Lavenant se fond bien mal dans son patronyme car – si l’on tente un jeu de mots médiocre et facile –, se montrer « avenant » n’entre pas vraiment dans la liste de ses qualités premières. Vieil homme atrabilaire, aigri, misanthrope et pratiquant un art de la mauvaise foi fascinant, il coule des jours somptueusement ennuyeux dans sa maison de la Drôme provençale aux côtés de Thérèse, son « infirmière-gouvernante-dame-de-compagnie » corvéable à merci et rondement accommodante qu’il martyrise à volonté et dont il loue assez sommairement les qualités bien qu’il y soit secrètement attaché. Ces deux-là forment un duo aussi contemplatif qu’explosif, aussi singulier que mal assorti, aussi hilarant que tragique, aussi prosaïque que magique, embarqué dans les turpitudes d’un destin commun qui les amènera à regarder la mort en face et les fera chavirer dans les méandres de l’excès…
Pascal Garnier (décédé en 2010) est encore aujourd’hui un auteur trop ignoré, véritable antidote à la mélancolie qui légua une œuvre pléthorique d’une grande qualité. Et, si tant est que l’on use d’oxymore à son propos, il reste l’écrivain le plus lumineusement noir du paysage littéraire français, maître d’armes de récits bienfaisants, généreux, sombrement boyautants, sans artifices mais savamment orchestrés. Véritable génie de l’humour mordant, de la tendresse disgracieuse, de l’amour difforme et des relations toxiques, ses personnages dépeints avec précision et empathie font de lui un portraitiste sublime et forment un carnaval de personnalités déjantées avec cette affection particulière pour les tandems antagonistes, de ceux dont les contraires s’attirent et se brisent sur les lois de l’inclination. L’association de ces antipodes offre inévitablement un enchaînement de situations cocasses et des histoires comme des contes cruellement comiques où la morale n’a guère droit de cité.
Dans Les Hauts du Bas c’est Édouard qui mène la danse, fasciné par celle qu’offrent les vautours dans le ciel, ébloui par des rassemblements de rapaces qui lui renvoient le reflet macabre de sa propre personnalité. Tandis que sa mémoire défaille et que son comportement déraille, il croise régulièrement deux femmes étranges, spectrales, main dans la main, comme si les jumelles de Shining lui apparaissaient afin de lui rappeler sans cesse cette vieillesse solitaire, cousue d’or et qui s’ennuie à mourir. Mis à part qu’Édouard, bien que sur la fin, n’entend pas manger les pissenlits par la racine. Et quoi de mieux pour se sentir vivant que de s’ingénier à persécuter la seule personne qui lui porte de l’intérêt ? Sa fidèle Thérèse – dont l’on peut se demander si elle est une sainte invulnérable ou une idiote certifiée conforme – aura jusqu’au bout la faiblesse (ou la bêtise) de croire à la bonté de son employeur et du genre humain en général. Car Thérèse, sympathique et charitable, regarde la vie couler, ne se montre jamais contrariante et encore moins imposante. Il suffit de poser Thérèse à un endroit et elle n’en bouge plus ; il suffit de lui dicter ses quatre volontés et elle s’exécute ; il suffit de monter le ton pour que le sien se perde dans des démarches avortées d’apaisement, antithèse de la femme soumise mais archétype de la personne résignée qui n’attend plus grand-chose d’elle-même tandis qu’elle croit encore naïvement à la rédemption des autres. Si Lavenant s’éprend de liberté, de décadence et d’adrénaline, Thérèse elle ne jure que par ses lessives et sa cuisine, n’aspirant qu’à une existence simple, presque poussiéreuse, une vie de dévotion aussi admirable qu’insupportable. De la Drôme paisible en passant par l’agitation lyonnaise jusqu’à la dolce vita suisse, Thérèse et Édouard, bien loin d’une retraite monotone, forment un couple de « Valseuses » déroutant qui ne cessera de se perdre en chamailleries émaillées de tentatives de compréhension mutuelle.
Pascal Garnier c’est une écriture vigoureuse, florissante, argotique et dénuée de circonlocutions qui va au cœur de situations rocambolesques avec une dramaturgie clownesque et un sens du tragique désopilant pour lesquels chaque mot est délicatement posé dans la balance du jeu, chaque phrase déclamée, le sourire en coin, comme une ritournelle acide et malicieuse. Les chapitres sont courts, incisifs, fulgurants et règlent leurs pas sur ceux d’une intrigue ingénieusement pensée et ficelée, menant sur la fausse piste du bon sentiment pour finalement rebondir sur des scènes sèches et éclatantes de cynisme, servies par des dialogues exquis.
Indubitablement les esprits de Michel Audiard, Albert Simonin et Georges Simenon planent au-dessus de l’œuvre de Pascal Garnier dont la plume se fait foncièrement cinématographique. Ses récits se regardent autant qu’ils se lisent tant la finesse de la pellicule qui se déroule sous nos yeux captive, éveille les sens et transporte dans un univers subtilement décalé. Pascal Garnier c’est un tableau à la fois réaliste et abracadabrantesque, une représentation de Claude Chabrol prenant le thé avec Marcel Pagnol et Bertrand Blier. Garnier c’est aussi Thelma et Louise qui s’acoquineraient avec Les Vieux de la vieille pour reprendre vie dans deux corps en fin de parcours, deux âmes flétries par l’existence qui n’en ont pas tout à fait fini avec celle-ci…
« Elle aimait cette vie de poisson soluble, presque une vie d’acteur, s’imprégnant de celle des autres au point d’adopter leurs odeurs, leurs tics, leurs expressions, leurs accents puis, du jour au lendemain, tout effacer et recommencer ailleurs comme un bernard-l’ermite change de domicile. Seule, dans un endroit à elle, elle se serait autodétruite dans les cinq secondes, volatilisée, sans laisser plus de traces de son existence que 1515 dans la mémoire d’un cancre. Ça lui était déjà arrivé, entre deux emplois, et elle en gardait la douloureuse appréhension de l’insomniaque à la tombée de la nuit. »
Les Hauts du Bas :
Éditions Zulma
Réédition poche : 3 octobre 2016
192 pages
ISBN : 978-2-8430-4780-0
http://www.zulma.fr/livre-poche-les-hauts-du-bas-455.html
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