C'est à Brive, s'il a survécu le 4 novembre à ce qu'on appelle parfois le train du cholestérol - les festivaliers ayant la réputation d'être copieusement nourris sur le chemin de la Foire -, que Philippe Forest recevra le Prix de la langue française, qui est plutôt destiné à couronner une oeuvre qu'un livre. Philippe Forest a cependant fait paraître, à la rentrée, un superbe Crue, dont j'ai terminé la lecture il y a quelques jours et qui fera l'objet d'un article samedi dans Le Soir. (La première phrase de cet article, quand même, en guise de teasing: Il ne commence à
pleuvoir vraiment, « sans
discontinuer », qu’aux trois quarts du livre.)
Mais, puisqu'il y a oeuvre, je peux vous parler d'un roman plus ancien, paru il y a six ans, et par lequel j'avais été très impressionné. Voici donc Le siècle des nuages.
Philippe Forest, n’y voyez nulle malice, fait penser à un
cheval de labour qui va et vient, retournant lentement, avec force et
obstination, une terre lourde et grasse dont les mottes brillantes reflètent
les nuages du ciel et dans celui-ci, parfois, le passage d’un avion. Le
spectacle est majestueux. Les phrases sont, pour beaucoup d’entre elles,
d’amples périodes au rythme entêtant. Le point de vue embrasse la planète
entière mais le romancier n’oublie pas de régler sa focale sur les détails.
Romancier ? Est-il bien cela, l’auteur du Siècle des nuages, ou archiviste de la
mémoire de son père, pilote de ligne ? Et, au-delà, de la grande aventure
de l’aviation qui a marqué le siècle dernier au moins autant que le cinéma.
Au-delà encore, de l’histoire de celles et ceux qui ont vécu cette époque
traversée par deux guerres mondiales comme par des failles subitement ouvertes
sous l’humanité, et où s’effondre la morale.
Romancier, oui, qui fait entrer le monde dans son livre
jusqu’à le rendre aussi dense que le contenu d’une valise bourrée jusqu’à la
gueule, car il ne faut rien oublier. Mais romancier qui doute sans cesse du
roman, bâtissant celui-ci sur « l’invérifiable
hypothèse qu’une intrigue doit pourtant exister qui unit tous ces moments et
les intègre à la cohérence d’un récit à peu près suivi et sensé, prêtant sa
psychologie présente, pour autant qu’il est capable d’en savoir quoi que ce
soit, au personnage qu’il a été autrefois et dont il ne connaît plus rien. »
Finissant donc par produire « cette
pauvre petite chose de papier usé qu’on nomme un roman. » (Et c’est
par ces mots qu’il conclut.)
Le passage du temps devient sensible, la Terre est enserrée
dans les vols qui lui donnent sa mesure – une mesure sensiblement plus étroite
qu’auparavant, puisque d’une certaine manière le rêve de rapprocher les
continents aura été accompli. Mais, pour y arriver, il aura fallu les
pionniers, auxquels Philippe Forest rend hommage, des frères Wright ou de
Clément Ader à Charles Lindberg ou Howard Hughes. Morts, ces deux derniers,
dans les années soixante-dix, l’un sage, l’autre fou, au moment de la splendeur de
l’aviation commerciale. Avec un point d’arrêt dans la légende quand
Saint-Exupéry plonge dans la Méditerranée. Fin de l’aventure, début de l’exploitation
commerciale. Ce qui arrange, au fond, le père de l’écrivain. Malgré sa volonté
affichée d’intégrer une unité combattante pendant la guerre, il arrive trop
tard. Et à temps pour parcourir le monde, à peu près comme un chauffeur de bus
parcourt la ville. Avec quand même, pour le pilote, le ciel et les nuages en
prime.
Le siècle des nuages
est un livre où tout fait signe. Mais de quoi ? C’est en effet seulement
avec du recul que les signes semblent prendre sens, et le plus souvent on leur
donne celui qui semble convenir au cours d’événements que le temps permet de
ranger dans un semblant d’organisation. De cette organisation, qui donne sa
forme au roman, Philippe Forest se méfie aussi. Comme des jugements a
posteriori qu’elle induit.
Les grands-parents maternels de Philippe Forest, qu’il n’a pas connus,
ont été libraires à Mâcon. A la saison des prix littéraires, ils invitaient les
habitués à écouter la radio dans le magasin pour connaître les noms des
lauréats. Le romancier aime penser que, s’il reçoit un prix, la TSF leur
portera la nouvelle au ciel. Nous aimerions que ça se passe ainsi.