Le 30 septembre, jour de la Saint-Jérôme, on célèbre depuis quelques années la « journée mondiale de la traduction ». À cette occasion, le romancier syrien Khalil Suwayleh (خليل صويلح) – déjà rencontré dans ces chroniques à propos d’une enquête sur le milieu assez glauque des prix littéraires arabes – a publié dans le quotidien libanais Al-Akhbar un article mordant sur la situation du roman arabe. Au risque de donner des verges pour me faire battre puisque c’est un domaine où je sévis moi-même depuis longtemps, il m’a semblé intéressant de proposer en traduction un point de vue rarement donné en France où l’on entend bien davantage, à l’image des milieux culturels en général sans doute, l’agréable brouhaha des congratulations réciproques échangées au gré des cocktails et autres salons de la « littérature méditerranéenne ».
Pour les mauvaises langues, Khalil Suwayleh s’exprime dans les lignes qui suivent en auteur frustré : en dépit d’une réelle notoriété dans le monde arabe, et de plusieurs prix littéraires importants (notamment en 2009, la « médaille Naguib Fahfouz de littérature »), il n’a fait l’objet – à ma connaissance – que d’une unique traduction (Writing Love, en 2012). Toujours résident à Damas, ce qui pour beaucoup suffit à le faire passer pour un fidèle soutien du régime, il n’hésite pas non plus à livrer des analyses acides sur l’opportunisme de nombre des intellectuels de son pays qui trouvent, dans leur exil, des soutiens souvent trop intéressés pour être honnêtes (l’un de ces textes, publié en 2014, est disponible en traduction anglaise). « Papier d’humeur » comme le montre bien son titre, cet article est certes contestable, de nombreux coups de griffe s’appuient sur des généralisations souvent outrancières. L’argumentation mérite pourtant d’être écoutée, ne serait-ce que pour entendre, dans cette voix amère, le désespoir d’un Syrien face à la destinée de son pays, plongé depuis bientôt six ans dans un effroyable conflit.
Journée mondiale de la traduction : divagations quelque peu incertaines
En cette journée mondiale de la traduction, certains pensent que le roman arabe occupe désormais un rang éminent dans la littérature mondiale. Un tel optimisme est déplacé car le roman arabe n’a franchi les frontières qu’en de rares occasions. Même après le Nobel de littérature attribué à Naguib Mahfouz, il n’a pas acquis un statut mondial, à l’image de ce qui s’est passé avec Gabriel Garcia Marquez ou José Saramago.
Dans les médias, on s’agite bruyamment pour accorder au roman arabe un statut qui n’est pas vraiment le sien. Imprimer quelques milliers d’exemplaires d’un romancier remarqué ne suffit pas à lui conférer une réputation à l’échelle de la région ; que dire alors au niveau mondial ? Si tant de nouveaux auteurs se sont mis à publier, sans même connaître les œuvres de ceux qui les ont précédés, que dire du lecteur ordinaire ? Dans le monde arabe, la masse de la production finit le plus souvent dans les réserves. Hormis une poignée de titres qui échappent à ce destin à la faveur de prix à la réputation contestable, l’indifférence est le sort de dizaines d’autres. À l’étranger, la réputation du roman arabe est encore plus discutable : je ne pense pas qu’un seul des auteurs traduits soit devenu une référence mondiale, dotée d’une réputation qui aille au-delà des frontières de son pays ou de sa langue. On lit que tel ou tel roman a été traduit, certes, mais on ne sait rien de ce qu’il advient ensuite. Dans le meilleur des cas, la traduction doit finir dans les réserves des bibliothèques universitaires, quand elle ne fait pas l’objet d’études savantes, non pas pour les qualités intrinsèques de l’œuvre mais en tant que récit sociologique utile pour comprendre la manière de penser du monde arabe, ou plutôt du monde musulman. Ces traductions relèvent donc plus du désir de saisir la mentalité de sociétés qui traversent une crise profonde que de celui de découvrir l’esthétique propre à ces peuples.
Le principal problème est celui du regard que l’Occident porte sur la langue arabe, considérée comme une langue sacralisée ployant essentiellement sous le fardeau des contraintes morales. Dès lors, cette langue ne peut occuper qu’une place mineure au sein des littératures du monde. Assurément, les traducteurs contribuent également à cette situation en laissant de côté, par ignorance de tout ce qui se publie, des œuvres remarquables qui mériteraient un meilleur sort. Omnibulés par la production très classique des pionniers du roman arabe, guidés par leur complaisance ou leurs intérêts personnels lorsqu’ils retiennent un auteur plutôt qu’un autre, leur méconnaissance de bien des ressorts de l’éloquence arabe donne à ces textes, à de rares exceptions près, une forme affaiblie, émoussée, par rapport à l’original.
Commençons par souhaiter que le roman arabe parvienne à ses lecteurs sur place avant de rêver de succès mondiaux ! Pour un romancier arabe, être traduit c’est une sorte de sédatif moral, une ligne supplémentaire dans son dossier de presse, et rien de plus !