14-18, Albert Londres : «La route est une tôle ondulée»

Par Pmalgachie @pmalgachie


La montée vers la bataille
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Exissou, … octobre. Voici l’heure de l’Orient. Salonique monte vers la bataille. Faites la route avec moi. Il souffle un de ces petits vents du Vardar qui vous passe la peau des joues au papier de verre. Le vent du Vardar est un des fléaux de la Macédoine. La Macédoine en a trois, je les connais bien, c’est la malaria, les moustiques et notre vent du Vardar. Nous sommes en auto. Nous sommes en auto parce que par le train il faudrait 50 heures pour aller au champ de bataille et qu’à pied il faudrait sept jours. En auto nous mettons 12 heures, 12 heures de massage de ventre, car tous les 10 mètres, vous quittez brusquement le coussin, la route joue à la balle avec vous. Ce sont les communications que l’armée possède avec sa base. Au cours de la montée, suivez nos rencontres. C’est une bande de soldats, marchant par groupes de 9 ou 10 et qui sont coiffés d’un feutre blanc en forme de fond de casserole. Quels sont encore ces oiseaux-là ? Ce sont les Albanais d’Essad Pacha… Essad Pacha est avec eux, accompagné d’un gentleman à grande barbe noire, son fond de casserole à lui est rouge rehaussé d’or. Le gentleman est, comme qui dirait, son président du Conseil. Ses soldats sont au nombre de neuf cents. Il marche vers son pays qui, bien qu’en Europe, est le pays le plus sauvage de l’Afrique. Avec ses neuf cents paysans armés par nous, il part lever des légions. Il dira, dans tous les villages où il passera : « Suivez-moi, c’est pour chasser l’Autrichien et le Bulgare ». Aujourd’hui, tout petit souverain qui veut collaborer avec nous, il chemine dans le vent du Vardar. Montons. C’est maintenant les révolutionnaires grecs flanqués d’êtres bizarres. Ces êtres sont des soldats habillés en kaki et portant le fez rouge. Ce sont les musulmans que les evzones enrôlent. Ils regardent, à leur côté, leur baïonnette avec des yeux de poule effarée. L’idée ne leur serait jamais venue qu’ils auraient un jour à se servir de cet instrument. Il ne nous manquait plus que cet uniforme-là ! Les Russes en marche Montons. Cette fois, riche spectacle : toute une brigade russe se dirige vers la bataille de Monastir. Quand la route fait un détour, elle ne la suit pas, elle gravit le mamelon pour couper court, c’est comme si le mamelon venait subitement de se briser. Ils sont larges d’épaules, durs de tête, forts de mollets. Depuis des mois et des mois qu’ils voyagent pour arriver où ils vont, ils marchent encore. S’ils n’ont pas le droit de s’arrêter, ils ont au moins celui de penser. C’est ce que fait dans le village de Vodena, cet officier qui, ayant mis pied à terre, tête baissée, appuyé contre son cheval, regarde, depuis cinq minutes que je ne le perds pas de l’œil, obstinément le même caillou. Ce ne doit pas être ce caillou qui le jette ainsi dans de si profondes réflexions ! Ils ont inventé un moyen de transport, c’est le char à bœufs, mais le char à bœufs attelé et conduit comme des voitures à chevaux, avec des guides et un fouet. Les bœufs, résignés, subissent la guide et subissent le fouet. Il n’y a pas que les hommes qui paraissent ne plus rien comprendre à ce qui se passe sur terre. Montons. Ces canons traînés par des tracteurs le long de la route avancent d’un pas de tortue. Ils ne viennent pas de là non plus, ceux-là ; comme les copains russes, ils ont traversé la mer, et, comme eux, ils vont pour Monastir. La route est si bien une tôle ondulée, qu’ils dansent dessus, plus qu’un canot au milieu de la houle. « Heureusement, fait un conducteur, qu’i’ sont pas en gélatine ! » Tous les braves Montons. Le vent pique toujours et la poussière vous sale de plus en plus le dedans des yeux. Nous foulons du terrain conquis. Les Serbes apparaissent. Voilà un peuple qui décidément a de l’estomac. Ce qu’il en a supporté de coups de sabre, depuis quatre ans ! Mais il ne fléchit pas. Sur cette route où l’armée va à la bataille vivent aussi des souverains. Essad Pacha était plus bas, le prince de Serbie est où nous arrivons. Il habite cette pauvre maison qui est là. Il en sort justement. Il rajuste son lorgnon que le sacré vent vient  d’ébranler. « Soyez les bienvenus dans mon armée », nous dit-il, quand nous nous présentons. Nous le regardons bien émus. Il ajoute doucement : « Je vais justement en voir une division ». Et il partit la tête un peu dans les épaules. Dites donc, Altesse, quand vous lisez dans l’histoire que les rois demeurent dans des palais, depuis le temps que vous, vous logez dans des auberges de grand chemin, vous devez la trouver amère ? La nuit est arrivée à regarder toutes ces choses. Mais montons toujours. — Halt ! Halt ! Halt ! crie-t-on soudain devant nous avec une fureur et une voix de chat écorché. Quelle est encore la race de ce phénomène-là ? À la lueur du phare, je lui vois un chapeau pointu. C’est un Chinois ! Enfin tout comme, c’est un Annamite. Ce sont de vrais tigres ces gens-là ! Il gardait l’entrée d’un pont ; à l’autre bout était un Malgache. « Eh bien ! lui dis-je, tu ne glapis pas férocement comme ton copain, au moins, toi ». Le Malgache lance malicieusement son œil dans la direction du Chinois, il a l’air de me confier : « A-t-on idée d’être Annamite ? » Le chef Exissou ! La plaine de Monastir approche, nous sommes au bout de la montée. C’est un village de cent maisons. On en a chassé les habitants qui étaient Bulgares et nous tiraient des coups de fusil dans le dos. Il fait froid. Nous voilà à 170 kilomètres des quais de Salonique. Le général français qui commande est ici. C’est Cordonnier ; nous entrons chez lui. Grand, net, décidé, debout devant sa carte, du tranchant de la main, il se mit à manier pour nous les soldats qu’il allait lancer à la bataille. — Vous comprenez ? nous demandait-il de temps en temps, dans une pièce mal éclairée où le vent battait et déchirait les papiers qui tenaient lieu de carreaux, eh bien ! c’est demain que ça commence !
Le Petit Journal, 9 octobre 1916. La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 16 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Le dernier volume sera disponible le 1er novembre, en même temps qu'une édition intégrale. Une présentation, à lire ici. Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).