Mariée à l’un des souverains les plus calamiteux de l’Histoire de l’Angleterre, Isabelle d’Angoulême fait partie de ces femmes de tête du Moyen-Âge, dont la vie digne d’un roman mérite d’être contée !
Le « kidnapping » d’Isabelle par Jean Sans Terre
Celui qui passera à la postérité sous le nom de Jean Sans Terre n’était pas du tout destiné à régner. Il est le dernier fils du Roi d’Angleterre Henri II et de son épouse Aliénor d’Aquitaine. Après la mort de ses trois frères aînés, et le règne de 10 ans de Richard Cœur de Lion, la couronne enfin lui revient…
Depuis ses plus jeunes années, assoiffé de pouvoir, Jean n’a cessé d’entretenir les révoltes contre ses propres frères. Son accession au trône est pour lui une consécration. Ses possessions hérités de son père Henri II sont vastes : Angleterre, Normandie (depuis que Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, est devenu Roi d’Angleterre) et une grande majorité de l’ouest de la France.
Dès 1200, Jean visite ses provinces françaises. Au château des Lusignan, une puissante famille du Poitou, une fête est donnée en l’honneur de ce Roi récemment couronnée.
Isabelle, unique héritière du comte d’Angoulême, est présente. Elle est en effet fiancée à Hugues de Lusignan, comte de La Marche. Comme c’est souvent l’usage pour les jeunes filles, Isabelle s’est installée au château des Lusignan, dans la famille de son futur époux.
Jean sans Terre avec la couronne de travers (British Library, vers 1250)
Pour le Roi d’Angleterre, c’est le coup de foudre. Isabelle, âgée d’environ 14 ans, est réputée pour être déjà d’une beauté incomparable. Il se prend de passion pour cette « Hélène du Moyen-Âge », qui montre déjà un caractère affirmé. Sans égard pour le fiancé, il enlève Isabelle (sans doute tout de même avec le consentement de la principale intéressée…) et l’épouse à Bordeaux !
Certains affirment que Jean obéit alors à des considérations politiques, désirant empêcher une union entre les deux plus puissantes familles du Poitou. Mais le comportement du Roi est loin d’être un modèle de diplomatie et d’intelligence politique !
Jean sait très bien qu’il brise toutes les règles du droit féodal en humiliant la puissante famille des Lusignan. Aussi met-il met les voiles pour l’Angleterre où il s’empresse de faire couronner sa femme. Isabelle est donc sacrée Reine d’Angleterre à Westminster le 8 octobre 1200. Cette même année, en France, Blanche de Castille épouse l’héritier du trône, Louis, fils du Roi Philippe-Auguste.
Née pour être Reine
Représentation d’Isabelle d’Angoulême dans une série d’illustrations des Reines d’Angleterre datant du XIXème
Les festivités du mariage durent plusieurs mois. Tandis que les Lusignan se rallient au Roi de France Philippe-Auguste contre l’Angleterre en demandant réparation de l’affront fait à Hugues, Jean Sans Terre regarde avec complaisance sa toute jeune épouse organiser de brillants bals et banquets : elle adore les divertissements de Cour, et danse souvent jusqu’au petit matin.
Rapidement, Isabelle prend la mesure de son mari : corrompu, lâche, instable et brutal jusqu’à la cruauté. Cependant, nombreux sont les contemporains à remarquer que le Roi semble particulièrement épris de sa femme.
La jeune Reine s’adapte très vite à sa nouvelle vie, comme si elle était née pour monter sur le trône. Elle développe rapidement la conscience de sa dignité, de sa nouvelle position, un sentiment qui ne la quittera plus jusqu’à la fin de sa vie.
Son sceau officiel nous la montre couronnée et vêtue somptueusement, des bouclettes de cheveux tombant sur ses joues : Isabelle par la grâce de Dieu Reine d’Angleterre et Dame d’Irlande. Sur son second sceau, réservé aux courriers intimes, elle apparaît non couronnée : Isabelle duchesse de Normandie, d’Aquitaine et d’Anjou.
Elle s’entoure d’une importante « maison », et se procure une garde-robe très fournie sans être luxueuse : pelissons de fourrure grise, robes de drap vert ou brun bordées de taffetas, sandales ou bottes brodées…
Son époux, lui, affiche un luxe tapageur et excessif que ses sujets lui reproche : il n’est pas rare de le voir couvert de pierres précieuses de la tête aux pieds !
La perte de la Normandie
Pendant ce temps, Philippe-Auguste voit tout de suite quel avantage il peut tirer de ce grave manquement aux principes féodaux de la part du Roi d’Angleterre. Cependant, il désire avant tout tenter la conciliation.
Jean et Isabelle sont invités à séjourner en France en juin 1201. Un contemporain ne manque pas de remarquer, quelque peu outré, qu’Isabelle ne craint pas de « prolonger le sommeil du matin jusqu’à l’heure du déjeuner » ! C’est la première rencontre entre Isabelle et Blanche de Castille, appelée à monter sur le trône de France. Les souverains repartent en Angleterre sans qu’aucune solution n’ait été trouvée…
Le Roi Philippe-Auguste envoie des négociateurs en Angleterre, c’est encore un échec. Jean refuse alors de comparaître devant la cour des barons, ses pairs, comme il est d’usage en ce temps-là lorsque les voies diplomatiques ont échoué. La cour se réunit sans lui le 28 avril 1202 et le prive « de toute la terre que jusqu’ici lui et ses ancêtres avaient tenue du roi de France ». C’est-à-dire la Normandie.
Par sa conduite inconsidérée, Jean avait donné au roi Philippe tous les atouts souhaitables pour entreprendre la conquête de cette Normandie depuis longtemps convoitée.
En l’espace de 2 ans, c’est chose faite. En 1204, alors que la nouvelle d’une défaite définitive est annoncée, Jean se tourne vers son épouse : « Entendez-vous, ma Dame, j’ai tout perdu pour vous ». Ce à quoi elle répond : « Sire, j’ai perdu le meilleur des chevaliers du monde pour vous » !
Cette jeune Reine de 17 ans n’a pas la langue dans sa poche ! Son seigneur et maître ne l’effraie pas. Peut-être aussi fait-elle référence à la récente découverte que Jean la trompe, et qu’il a déjà plusieurs bâtards. Cependant, Isabelle est assez intelligente pour ne pas trop s’en offusquer, tant qu’il lui donne la préséance, à elle.
En 1207, Isabelle, environ 19 ans, remplit enfin son devoir dynastique en donnant à la couronne un garçon, le futur Henri III. Dans les années qui suivent naissent encore Richard, duc de Cornouailles, en 1219, Jeanne, future reine d’Ecosse, en 1210, Isabelle, future Impératrice du Saint-Empire, en 1214, et Eleanor en 1215.
Le Roi et la Reine s’entendent alors plutôt bien. Cependant, leur amour commun pour les arts, l’architecture et la chasse au faucon ne suffit pas à apaiser les tensions.
Un époux honni par l’Angleterre
Les combats sont rudes : Jean lutte avec le pape, qui frappe le royaume d’interdit, les insurrections galloises et irlandaises n’en finissent pas, et l’incapacité du Roi à décider d’actions concrètes et coordonnées pour reconquérir ses fiefs sur le continent exaspèrent l’Angleterre…
En 1211, Jean se comporte, pour la première et unique fois de son règne, en monarque. Pour calmer les barons qui commencent à se rebeller contre son autorité, il parvient à un accord avec le pape, écrase les insurrections et prépare un plan d’attaque sur le continent. Les années 1212 et 1213 se passent en préparatifs.
En 1214, Isabelle prend la mer avec son mari. En tant que comtesse d’Angoulême admirée par ses peuples, il ne peut être que bénéfique pour le Roi de l’avoir auprès de lui.
Mais l’incapacité de Jean reprend vite le dessus. Isabelle est ulcérée par le manque de volonté et la lâcheté de son époux, qui préfère payer un tribut de guerre à Philippe-Auguste et se retirer en Angleterre à la mi-octobre.
Elle doit d’ailleurs le lui faire savoir sans complaisance puisque Jean se sent insulté et donne l’ordre, en décembre 1214, de la faire enfermer dans l’abbaye de Gloucester !
Il ne tarde pas à l’en faire sortir. Jean, honni par les barons anglais, a besoin des alliés que sa femme peut lui fournir !
Huile sur toile de Jean sans Terre peinte entre 1590 et 1610 (National Portrait Gallery)
Mais l’échec humiliant de l’expédition en France, combiné au comportement de Jean, qui ne sait plus régner que par la terreur, mène les barons à la révolte ouverte. Le 12 juin 1215, avec une audace qui stupéfie les Cours d’Europe, ils contraignent le Roi à signer la Grande Charte, dans laquelle ils énoncent les libertés dont ils entendent désormais jouir.
Lorsque le Pape Innocent III s’en mêle et annule la Charte, la haine des barons ne connaît plus de borne. Ils souhaitent détrôner Jean et couronner à sa place Louis, héritier du royaume de France. En effet, par son épouse Blanche, fille d’une sœur aînée de Jean Sans Terre, il peut prétendre au royaume d’Angleterre ! Une aubaine pour Philippe-Auguste. Les armées du prince Louis envahissent l’Angleterre… Jean Sans Terre meurt alors subitement, le 19 octobre 1216, à l’âge de 49 ans.
Le retour aux sources !
La mort de Jean change la donne. Les barons, qui exécraient leur Roi, sont prêts à se rallier sous la bannière de son successeur. Isabelle ne perd pas de temps, s’empresse de faire couronner son fils Henri III.
Bien qu’il ne soit âgé que de 9 ans, Isabelle sait qu’elle ne pourra pas exercer la régence en son nom : elle est détestée des anglais. Et la régence lui a été ravie par Guillaume le Maréchal. Elle choisit d’abandonner ses enfants et de retourner dans sa province natale pour gouverner ses terres d’Angoulême.
Elle est accueillie comme une Reine, et montre aussitôt qu’elle entend jouer un rôle dans l’administration de ses terres. Durant 2 ans, elle s’emploie à persuader ses barons qu’elle peut être prise au sérieux, et brise les oppositions.
Elle retrouve aussi sa fille Jeanne, 7 ans, fiancée à Hugues de Lusignan, son propre ancien fiancé ! Elle vivait en France dans son château depuis quelques années déjà. Mais pourquoi, alors qu’Hugues cherche à concevoir des héritiers, lui donner pour femme une enfant ? Elle, Isabelle, ferait mieux l’affaire. Aussitôt dit, aussitôt fait : elle l’épouse en 1220 ! Et elle lui donnera en effet de nombreux enfants : cinq fils et cinq filles, qui feront de brillants mariages.
Isabelle est donc revenue à ses anciens amours le plus naturellement du monde. Elle est encore jeune, elle n’a que 30 ans. La surprise vient d’Hugues de Lusignan : toujours subjugué par Isabelle, il oublie aussitôt l’affront fait 20 années en arrière… C’est un couple explosif qui détient à présent de vastes territoires.
Renversement d’alliances
Seigneurs complotant, détail d’une enluminure extraite des Grandes Chroniques de France, Paris XVeme siècle (BNF)
Isabelle décide de la politique du couple. Elle continue à porter le titre de Reine d’Angleterre et a en utiliser les sceaux. Elle s’entoure d’une Cour nombreuse, prend part à toutes les négociations administratives et financières de ses terres et de celles de son époux.
Elle est en correspondance régulière avec son fils Henri III, lui intimant d’entretenir de bonnes relations avec la France, pour le bien des deux royaumes.
Elle change d’avis après la mort impromptue du Roi Louis VIII en 1226, qui avait succédé à Philippe-Auguste seulement 3 ans plus tôt. La régente, la Reine Blanche de Castille, montre sa volonté de mater les rebellions, ce qui passe par la mise au pas des provinces sous domination anglaise. Son fils Louis IX embrasse pleinement cette politique.
Isabelle, au fond, jalouse Blanche de Castille, qu’elle surnomme péjorativement « Blanche d’Espagne ». N’a-t-elle pas réussit, elle, à obtenir la Régence ? Femme d’une grande fierté, Isabelle d’Angoulême ne supporte pas que Louis IX et sa mère la traitent en vulgaire sujette, qu’ils veulent faire obéir à la baguette.
C’est mal la connaître. En 1230, elle pousse Hugues à soutenir une rébellion contre la France en Angleterre. Blanche de Castille et son fils Louis IX matent la révolte, et les Lusignan font leur soumission.
Des années plus tard, lors de grandes fêtes organisées le 24 juin 1241, Alphonse de France, frère du Roi Louis IX, se voit reconnaître le titre de comte de Poitiers et entre en possession des terres du Poitou et de l’Auvergne.
Le précédent comte de Poitiers était… Richard Cœur de Lion. De quel droit un prince français s’arroge-t-il ce titre ? Voilà qui fait des Lusignan les vassaux du Roi de France, et un premier pas vers l’annexion des terres au royaume de France, Isabelle en est persuadée.
Elle est bien décidée à défendre les possessions de son fils en France, et n’entend pas se laisser ravir l’administration de ses terres. Elle voit en Blanche une intrigante, et en Louis IX et son frère Alphonse des usurpateurs.
Tout pour l’honneur
Au mois de juillet, le comte de La Marche invite le Roi et son frère au château de Lusignan et prête hommage au comte de Poitiers. Isabelle est furieuse. Elle déverse sa rancune sur son mari :
Vous êtes un abject personnage, l’opprobre de tout un peuple, vous qui venez de recevoir avec honneur ceux qui vous ont déshérité !
Sous les yeux d’un mari hébété, elle gagne Angoulême et s’enferme dans son château. Hugues la supplie de lui accorder une entrevue. Elle consent. Isabelle lui rappelle qu’à Poitiers le Roi de France et les siens l’ont publiquement humiliée en la faisant patienter 3 jours avant de lui accorder une audience :
J’étais là, debout, comme une vulgaire servante (…) n’avez-vous pas vu le mépris qu’ils m’ont témoigné ? je n’en dirai pas plus, la douleur et la honte m’en empêchent, plus encore que cette façon perverse dont ils m’ont déshéritée de ma terre.
Hugues jure de faire tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir réparation, pour regagner l’amour de sa femme. Un espion placé par Blanche dans l’entourage des Lusignan lui relate la scène.
Elle savait désormais qu’Hugues de la Marche trahirait son serment et qu’Isabelle n’aurait de cesse qu’elle n’ait récupéré ce Poitou dont elle avait eu la suzeraineté en tant que Reine d’Angleterre.
Isabelle entraîne son époux dans une véritable conspiration contre le Roi de France : elle organise des réunions secrètes chez elle et rassemble les barons poitevins en leur faisant jurer de se rebeller contre Louis IX. Lorsqu’Alphonse tient sa Cour à Poitiers pour Noël, Isabelle déclare qu’elle retire son hommage. Le couple quitte ensuite précipitamment la ville, et Hugues passe en Angleterre requérir l’aide du Roi, l’assurant que les poitevins désirent retrouver l’ancienne suzeraineté anglaise.
Se retirer du combat
Henri III débarque avec sa flotte le 20 mai 1242. Des conquêtes foudroyantes du Roi de France l’acculent à la lutte. La rapidité d’avance de l’armée française, et leur supériorité numérique, le contraint à battre en retraite.
Hugues, Isabelle et leurs enfants sont bien obligés d’aller faire leur soumission au Roi de France, le conjurant de pardonner leur révolte. Isabelle d’Angoulême, fière mais point stupide, sait reconnaître sa défaite face à Louis IX et à « Blanche d’Espagne ».
Fatiguée, vaincue, à 56 ans elle manifeste le vœu de se retirer à Fontevrault. Accordé ! Elle y termine sa vie agitée et passionnée 4 ans plus tard, en 1246. Son beau gisant en bois s’y trouve encore, aux côtés de ceux d’Aliénor d’Aquitaine et de Richard Cœur de Lion.
Isabelle d’Angoulême fait partie de ces femmes qui marquèrent profondément le Moyen-Age par leur immense courage et leur volonté de fer.
Sources
♦ King John: New Interpretations, de S. D. Church
♦ Isabelle d’Angoulême, By the Grace of God, Queen (William Chester Jordan)