un passe-temps par Patrick Modiano

Par Obadia


« Je reverrais volontiers quelques images de ces vieux films.

Après le cinéma, j’allais de nouveau boire un Campari à la Taverne. Elle était désertée par les jeunes gens. Minuit. Ils devaient danser quelque part. J’observais toutes ces chaises, ces tables vides, et les garçons qui rentraient les parasols. Je fixais le grand jet d’eau lumineux de l’autre côté de la place, devant l’entrée du Casino. Il changeait sans cesse de couleur. Je m’amusais à compter combien de fois il virait au vert. Un passe-temps, comme un autre, n’est-ce pas ? Une fois, deux fois, trois fois. Quand j’avais atteint le chiffre 53, je me levais, mais, le plus souvent, je ne me donnais même pas la peine de jouer à ce jeu-là. Je rêvassais, en buvant à petites gorgées mécaniques. Vous rappelez-vous Lisbonne pendant la guerre ? Tous ces types affalés dans les bars et le hall de l’hôtel Aviz, avec leurs valises et leurs malles-cabines, attendant un paquebot qui ne viendrait pas ? Eh bien, j’avais l’impression, vingt ans après, d’être un de ces types-là. »

Patrick Modiano, « Villa triste », Gallimard ed, Coll Blanche, 1975,  p.18