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Quatre Français sur dix se sentent «en deuil». En deuil de quoi ?
Deuil. La mélancolie est parfois une œuvre d’art: la seule dont soit capable un individu dans ses aliénations, celles enfantées par ses douleurs extrêmes. Que nous sachions l’accepter ou non, nous sommes tous dans la souffrance de quelque chose, plus ou moins inconsidérément, orphelin de quelqu’un, d’un amour impossible, d’une quête incertaine, d’un Graal qui, pour mille raisons, s’évapora peu à peu de nos esprits. Nous croyons-nous responsables de ces tourments? Comment les juguler? À peu près sur le même thème, un article de la Croix, cette semaine, a jeté le bloc-noteur dans un profond désarroi. Le saviez-vous? Quatre Français sur dix se sentent «en deuil». Notre étonnement ne provient pas de la statistique elle-même, révélée par le Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), mais du fait que cette réalité est largement passée sous silence. Le sociologue Tanguy Châtel l’explique au journal: «Si les effets psychiques du deuil sont bien documentés, les études sociologiques sont rares et les pouvoirs publics ne semblent guère s’y intéresser. Souvent, l’item n’est pas reconnu comme tel dans ces bases de données statistiques.» Une sorte d’indifférence. Que nous vivons nous-mêmes, incapables que nous sommes à admettre nos propres peines, à les regarder en face, à les traiter. D’autant que ces deuils – quels qu’ils soient! – peuvent durer longtemps. «Un tiers des deuils considérés comme en début de processus datent de plus de cinq ans», note le Credoc. Des maladies longues. Pathologiques. «Le survivre est un concept qui ne se dérive pas», expliquait Jacques Derrida ("Sur parole. Instantanés philosophiques", éditions de l’Aube, 1999).
Et il ajoutait: «Il m’est arrivé même de définir le survivre comme une possibilité différente ou étrangère aussi bien à la mort qu’à la vie, comme un concept original. Il y a survie dès qu’il y a trace, autrement dit le survivre n’est pas en alternative avec la mort ou le vivre, c’est autre chose. Je ne sais pas si survivre est un impératif catégorique.» Jacques Derrida parlait ainsi d’«une attention de tous les instants à l’imminence de la mort». Comme si l’intensité même de la vie devait s’y préparer. Et déjà en déconstruire les effets. Inévitables.
Novlangue. Il est un autre deuil, moins important bien sûr que la perte d’un proche ou qu’un chagrin intime vécu jusqu’à l’inconsolable meurtrissure: la mort de nos références langagières, aspirées ou dévoyées par la novlangue libérale. Cette prise de conscience, fondamentale dans le débat politique en cours, mérite examen sérieux. Ne négligeons jamais les batailles sémantiques. Il est des mots qui s’imposent dans le débat public, alors qu’ils sont biaisés ou chargés d’une signification qu’ils n’ont pas. Des mots utilisés pour induire en erreur, pour abuser, ou alors seulement des mots maladroits, mais qui, tout de même, brouillent les pistes et contribuent à la confusion générale. En cherche-t-on des illustrations récentes, on en trouve en pagaille dans la confrontation à laquelle donne lieu la réforme du Code du travail. Et ces batailles sémantiques n’ont rien de secondaire. Ceux qui les gagnent sont aussi ceux, le plus souvent, qui gagnent la bataille des idées. Les pensées de la classe dominante, à toutes les époques, imposent plus globalement les pensées dominantes. Il ne s’agit pas d’un simple discours d’accompagnement, d’une simple musique de fond, mais bien d’une stratégie globale: le langage actuel des maîtres du monde. Ne restons pas mortifiés. Sortons de cette impression de défaite idéologique, donc de deuil, afin de réactiver l’idée générale d’un autre monde possible comme concept. Par le vocabulaire. Par la manière de penser. Par le lexique et les références qui vont avec. Quitte à se vautrer dans la mélancolie. Aucune honte à cela.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 7 octobre 2016.]