Sophie G. Lucas a assisté à des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes pendant plusieurs mois. C’est son témoignage qu’elle livre. Brut. Constat sur l’état de la société aujourd’hui dans un concentré de violence et de sordide. Toutes les affaires montrent un certain délabrement des relations humaines dans les classes sociales où pauvreté, chômage et alcool dégradent le quotidien et créent le fait divers. Il y a ce défilé de personnes, souvent jeunes, déjà bosselées par la vie. On pourrait imaginer des portraits en noir et blanc, façon Depardon, ou des croquis d’audiences, mais Sophie G. Lucas par l’audace de son style va restituer fidèlement la vérité des séances, grâce au prisme des mots. En effet, elle met en avant tout ce qui est parole, en supprimant les éléments qui pourraient parasiter le discours, à savoir intervenants ou locuteurs, et bien sûr toutes les incises, guillemets et ponctuations que le lecteur rétablira intuitivement. Ce style-direct raccourci confère force, vitesse et authenticité au texte. De même le passage ping-pong parole / description succincte ou narration express crée un effet de vie et de vrai. La gamme des pronoms personnels devient un jeu d’indices. Qui dit quoi, de qui, à qui ? La lecture rétablit dialogue, aparté, intervention des juges ou avocats. Les phrases sont brèves, elliptiques. Dures, incisives. Ce n’est pas réaliste, c’est réel. Les prévenus, parfois multirécidivistes, trouvent des excuses qui n’en sont pas. J’ai pas fait exprès dit l’un. C’est vrai. J’ai frappé mes gamins, mais pas comme un fou. C’est des enfants. Je suis pas dingue dit l’autre. Sophie G. Lucas observe, note, écrit, sans juger. Aucune leçon de morale à l’adresse de quiconque. Le titre atteste de l’objectivité de l’auteure. Elle rapporte dans un cadre resserré les audiences scrupuleusement. Le livre est dédié : « à nos mères, à nos pères ». Importance des familles et des parents pour les destins tortueux des accusés défilant dans le box… Dans ces micro-scènes de délinquance, de violence… Au fil des pages, se mêle en filigrane sa propre histoire, égrenée en feuilleton, à l’intérieur des consignations quotidiennes. Et celle de son père, qui ressemble un peu à toutes celles qui passent devant la barre. Mauvais garçon, puis mauvais père auquel l’auteure voue tout d’abord une haine féroce, quasi meurtrière, qui se mue au fur et à mesure des souvenirs, des pièces et des photos en une tendresse relative. Certains n’ont connu que la prison ou les institutions depuis l’adolescence. Et cette phrase de passation et de filiation : Mon père manipulait les mots comme des armes. Le livre de Sophie G. Lucas est cru et râpeux, mais il illustre bien les carrefours et les impasses de vies cabossées si fréquentes aujourd’hui.
Jacques Morin
Sophie G. Lucas, Témoin, la Contre Allée, 2016, 12 €.