On considère souvent les comics de super-héros – et par extension leurs adaptations – comme l’expression de fantasmes de puissance, comme un moyen de voir ses souhaits exaucés. Un exemple actuel évident : alors que les jeunes américains noirs ont neuf fois plus de chances d’être abattus par la police que les autres membres de la population, le héros noir Luke Cage débarque sur Netflix. Son pouvoir ? Une peau à l’épreuve des balles.
La série Daredevil propose elle aussi son lot de fantasmes, certains moins évidents que d’autres (SPOILERS sur toute la saison 2). Certes, on aimerait par exemple avoir la présence du Caïd lorsqu’il impose le respect à ses co-détenus en buvant du vin dans un verre en plastique. Ou bien les capacités martiales d’Elektra et Daredevil, voire la persévérance de Karen Page et sa capacité à rester fraîche comme le jour en ne dormant jamais. Mais la série alimente aussi des fantasmes d’un autre registre.
Un monde du travail rêvé
OK, Karen Page manque de se faire tuer à plusieurs reprises, mais ces menus détails mis à part, elle trouve rapidement une sorte de famille d’accueil chez Nelson & Murdock. Chacun des membres de ce cabinet ne semble pas avoir grand-monde dans sa vie à qui il ou elle tiendrait plus et est incroyablement disponible pour les autres, toujours prêt à fournir du soutien moral en cas de besoin. Même l’ultra-viril Punisher s’ouvre à Karen dans un diner pour lui parler de sentiments. Les personnes toxiques sont clairement identifiées et font partie des opposants, tandis que chez les héros, tout le monde se serre les coudes. Et bien que le cabinet Nelson & Murdock gagne très peu d’argent, personne n’a l’air trop stressé par cette situation au point de passer son anxiété sur ses collègues par exemple.
Certains d’entre nous ont parfois l’impression d’exercer un « job à la con », mais pas les héros de cette série. Dans la saison 1, leur tout petit cabinet d’avocats arrivait à faire tomber un énorme caïd de la pègre notamment. La saison 2 est plus nuancée, car ils défendent un criminel qui est coupable de ses crimes. Mais il est aussi la victime d’une machination de grande ampleur, qu’ils arriveront à déjouer. Dans tous les cas, ils n’ont jamais à se demander pourquoi ils se lèvent pour aller travailler : leur travail est la quintessence de l’utilité.
Enfin, alors qu’on s’embête avec nos qualifications et nos lettres de motivations, Karen se voit offrir une place d’assistante juridique puis de journaliste sur la fin de la saison 2, avec un patron disponible pour la soutenir et la former. Dans les deux cas, elle s’y investit certes à fond, mais elle se révèle naturellement douée pour ces jobs. Elle semble ainsi évoluer dans un monde du travail idéalisé où les gens vous accueillent à bras ouverts, où les collègues sont des amis et où votre talent suffit à vous ouvrir toutes les portes.
Un entourage incroyablement compréhensif
Comme Matt Murdock est le personnage central, les autres gravitent souvent autour de lui, sont là pour lui. Les principales tensions entre le héros et son entourage viennent d’ailleurs des secrets qu’il leur cache. Heureusement pour Matt, ses connaissances sont extrêmement bienveillantes. L’exemple le plus frappant est sans doute Claire Temple, l’infirmière à la tête froide. Les deux ne se voient que lorsqu’il a besoin d’être rafistolé (ou de lui refourguer des patients zombies chelou) et pourtant leurs conversations sont plutôt celles d’amis de longue date. Dans la saison 2 notamment, alors que Matt est tenté de se couper de ses amis, c’est Claire qui identifie exactement son état mental et l’encourage à ne pas abandonner son humanité.
Dans une situation pareille, il est rare qu’on comprenne aussi bien quelqu’un qu’on voit aussi peu (et qu’on s’en soucie à ce point), mais c’est là que la magie de la fiction intervient. Alors que dans la réalité, on ne sait pas toujours trouver les mots qu’il faut, ici les personnages ont des dialogues parfaits écrits pour eux. Ils peuvent ainsi dire exactement ce qu’ils ont sur le cœur, en toute bienveillance, sans créer d’inconfort. S’ouvrir aux autres sans tomber par mégarde dans l’oversharing. Et avoir en face d’eux quelqu’un qui aura une réponse adaptée et tout aussi humaine (au lieu de ne pas savoir comment réagir, de répondre une grosse banalité, ou de rester dans une distance assez froide, entre autres possibilités).
Et lorsque à la fin de la saison, Foggy et Karen s’éloignent de Matt, c’est parce qu’il leur a menti et a manqué à ses obligations de façon répétée, alors que ceux-ci lui avaient exprimé leur frustration à de nombreuses reprises. Mais jusqu’au bout, ils ont tenté de communiquer avec lui.
Les contraintes de la fiction créent un univers rassurant
Comme on est dans une histoire, chaque scène doit faire progresser l’intrigue, chaque dialogue doit avoir une utilité. Tout le contraire de la vie de tous les jours donc, où on peut parfois parler de tout et de rien pendant des heures sans apprendre quoi que ce soit d’essentiel sur notre interlocuteur/trice.
De même, une série ne peut se permettre de multiplier à l’infini les personnages secondaires, au risque de perdre complètement ses spectateurs. Cela donne des héros qui se croisent en permanence et pensent beaucoup les uns aux autres, alors qu’ils habitent tous dans une des plus grandes métropoles mondiales. Dans la réalité, débarquer dans une telle ville n’a pourtant rien de drôle la plupart du temps. On se retrouve au milieu de millions de personnes, qui ont généralement déjà des amis, des obligations… Et même s’ils n’habitent pas forcément loin, se trouver des disponibilités communes n’est pas toujours simple.
Dans une série TV, il y a aussi l’obligation de faire en sorte que les personnages se parlent de vive voix, et donc se voient les uns les autres, plutôt que de rester en contact via Internet par exemple. A la décharge des créateurs de la série, filmer des gens au téléphone ou en train de s’envoyer des messages n’est sans doute pas très palpitant, mais ça fait sourire de voir à quel point les héros semblent ne pas connaître le texto. En 2016. Matt ne répond pas au téléphone ? Mais envoie-lui un SMS, Karen ! Et s’il met quinze ans à répondre, glisse une remarque passive-agressive la prochaine fois comme quoi ÇA SERAIT SYMPA DE RÉPONDRE PLUS VITE. (C’est là qu’on se rend compte que les personnages sont bien plus doués que moi niveau bienveillance quand même.)
L’article que rédige Karen à la fin de la saison 2 prête ainsi à sourire. Déjà parce que Hell’s Kitchen n’est clairement pas l’endroit le plus difficile à vivre de la Terre – saviez-vous qu’il est d’ailleurs en pleine gentrification et s’éloigne de plus en plus du quartier qui craint dessiné par Frank Miller dans les années 80 ? Et aussi surtout parce que l’univers de ces héros se rapproche plus d’un cocon tout doux. Certes, ils se battent contre des ninjas immortels et des mafieux de tout bords, mais ils ont toujours des proches auprès desquels revenir, et qui leur témoignent un soin infini.
Au-delà de son aspect sombre et violent (ce à quoi on pense généralement quand on dit : « adulte »), Daredevil propose ainsi des personnages qui échappent aux problèmes les plus triviaux de la vie d’adulte, tels que le manque de communication, la solitude d’une grande ville ou bien la lente dissolution des amitiés et des aspirations dans les contraintes de la vie quotidienne.