Une identité en sursis
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Arthur Bernard – Tout est à moi, dit la poussière [Champ Vallon, 2016]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Ce qui commence comme l’autofiction d’un narrateur/auteur qui se perd en pseudonymes devient la fiction de la vie réelle d’un autre. Qu’importent les rouages de cette vie vraie et fausse, puisque dès le titre la poussière nous fait savoir que tout cela lui appartient. Nul avertissement biblique, mais l’évocation plus prosaïque, plus poétique, des œuvres du temps. Il tisse son oubli et le dépose en couches sur des vieux papiers jaunis. Un temps que l’on peut réécrire, voire écrire tout court, substituant aux éléments qui nous manquent d’autres qui nous plaisent. Retourner la poussière, la rêver, la contredire plutôt que d’y retourner.
C’est bien dans des vieux papiers, ceux d’une justice et d’une France d’un autre temps, qu’Arthur Bernard trouve la matière de son roman ; matière née d’un désir d’homonymies. Un nom qui ressemble au sien, mais évoque aussi Rimbaud et Céline, bref un nom qui fait littérature. Et mythologie même, puisque le fantôme d’Ulysse, de son odyssée, traine ses guêtres tout au long du livre.
Un certain Arthur Ferdinand Bernard. Nom très vite raccourci en AFB, puisqu’ici les appellations sont malléables, toujours. L’identité n’est jamais acquise, mais une construction permanente. Tout comme le récit, fait de conjectures, d’extrapolations, de tâtonnements, de parallélismes. Condamné à mort à 18 ans en 1890 pour tentative de meurtre, la peine d’AFB sera commuée par la grâce d’un président en un séjour à la Nouvelle Calédonie. Un séjour long, voire définitif.
Très vite, l’auteur épuise les quelques documents officiels dont il dispose (procès verbaux couverts d’une graphie toute de fioritures ; signatures de fonctionnaires longues comme le bras). Quelques années seulement après avoir traversé les océans vers sa prison à ciel ouvert, on perd la trace d’AFB. Qu’en est-il ? On peut aller au plus simple, au plus court, au plus pauvre : il est victime de la vie brève des forçats. Mais l’imagination peut aussi faire son travail, celui de ce que l’auteur appelle « l’art-roman », et botter en touche en inventant autre chose que l’évidence (« Tout est possible, puisque j’ignore tout », résume le narrateur). Faire de son personnage – simple objet trouvé dans des replis administratifs obsolète – un négatif rimbaldien, un Ulysse immobile et raconter quarante ans de vie insulaire. Un mythe miniature, sans faits d’arme (« sans pedigree d’héroïsme »). AFB, tout comme le poète, est celui qui disparaît loin, en terres exotiques, à peine sorti de l’adolescence. Mais contrairement à Ulysse, personne ne l’attend plus.
AFB - que l’on nomme également par son matricule, « plus éloquent et précis que les trois prénoms de son nom entier » ; une éloquence où l’identité se dissout pour de bon - vit dans ces pages une vie plus intéressante que celle qu’il a peut-être vécue. Il est au service de familles de militaires, de fonctionnaires expatriés et se fait peu à peu une place, discrète. Un métier l’attend, celui de relieur, vaguement étudié dans sa jeunesse parisienne et populaire. Dans une précaire cabane soumise aux assauts d’un climat hostile (chaleur, humidité, bestioles), il relie en beau volumes Homère et Rimbaud (ses doubles), les protège, les contient.
Les années passent. La guerre, lointaine (pas celle de Troie, mais la grande, de 14 à 18), emporte son seul ami, grand admirateur d’Homère. Avec l’âge, AFB devient à sa façon une figure de l’île. Ainsi, lorsqu’il se prend de passion pour les cerfs-volants suite à la lecture d’un manuel dont on lui a confié la reliure, il y aura du monde pour l’aider à en construire un géant, avec lequel il pourrait bien s’envoler et disparaître, rejoignant le néant de son identité fluctuante.