Roland Guenoun signe à la fois l'adaptation et la mise en scène. Comme le narrateur (Stéphane Olivié Bisson) je ne peux pas penser à Jacques Anquetil autrement que vêtu d'un maillot jaune.
A voir les images d'archives défiler sur le rideau de scène pendant que le public s'installe je me dis que le vélo va être le roi de la soirée et je me demande soudainement pourquoi cet engin est surnommé la petite reine.
La scénographie conçue par
Marc Thiébault est efficace. Ce n'est pas facile de créer un décor dans un espace aussi restreint et il a très bien réussi à restituer l'ambiance des années soixante.J'avoue que la première image d'Anquetil pédalant de dos m'avait un peu alertée. J'avais été influencée par une critique regrettant que Matila Malliarakis passe toute la soirée sur son vélo et je craignais que le comédien récite son texte sur le devant de la scène sans bouger. Ce n'est pas du tout cela et on ne s'ennuie pas une seconde.
Marc Thiébault a commencé sa carrière comme scénographe et designer, avant de travailler dans l’industrie du cinéma et de la télévision. Plusieurs fois récompensés il est aussi collaborateur du célèbre photographe français Gérard Rancinan pour lequel il conçoit des décors photos et des scénographies d’exposition. Rien d'étonnant à ce que la photo ait une place particulière dans le dispositif d'Anquetil tout seul.
Cet emploi est d'autant plus justifié que le coureur cycliste était un homme d'image. On a tous en tête le souvenir de son visage, avec son demi-sourire et ses cheveux blonds coiffés en arrière. Matila Malliarakis l'incarne à la perfection, et la performance physique est aussi à saluer parce qu'il ne se contente pas de "jouer". Il ne fait pas semblant quand il pédale ...
Le récit de Paul Fournel est celui de sa passion pour Anquetil, cet immense champion populaire qui, paradoxe étonnant, était admiré mais mal aimé du public. Son travail permet de percer le mystère et la part d’ombre de ce personnage hors norme, sulfureux, rebelle, transgressif, qui s’est affranchi des lois du sport comme de celles de la morale commune aux autres hommes.
Le spectacle est le tissage entre des épisodes connus du grand public, des confidences et des analyses que nous relatent les personnes qui ont gravité dans son orbite comme Geminiani son mentor, Darrigade son fidèle équipier, Poulidor le soit disant ennemi juré que la presse et le public avaient dressé contre lui, tous interprété par Stéphane Olivié Bisson qui parvient à trouver le ton juste pour chacun d'entre eux.
A propos de Poulidor il faut savoir qu'ils ne se détestaient pas loin de là. Anquetil l'avait soutenu quand il a eu un contrôle positif au dopage et c'est avec lui qu'il a partagé un de ses derniers déjeuners, alors qu'il était terrassé par un cancer foudroyant.
Clémentine Lebocey est mutine à souhait, évoquant Marilyn à l'instar de celle qui fut sa femme et sa complice, sur les pistes (elle a eu sa part dans le dopage) comme dans sa vie intime (la fin du spectacle est à ce titre assez stupéfiante, et pourtant authentique). Son épouse ne le quittait pas, jouant le rôle de chauffeur sur les critériums étant même parfois quasi manager.
Certains trouveront que Paul Fournel est allé un peu loin. Pourtant il y a d'autres scandales dont il ne se fait pas l'écho et l'image du sportif est aussi respectueuse que possible. En tout cas l'interprétation du trio permet au spectateur d'être lui aussi "dans la roue" de cet homme qui a du être un modèle pour beaucoup de jeunes hommes mais qui était aussi une énigme.
Ensemble ils démystifient ce qu'Anquetil lui-même qualifiait de sport de bûcheron. Apprendre qu'il est allé jusqu'à rouler 2500 km en 9 jours donne une autre valeur à ses performances. On comprend la douleur qu'il a du ressentir : je souffre tant qu'il n'est pas possible que les autres (concurrents) tiennent le coup. On admet mieux sa sensibilité aux gains financiers. Plusieurs de ses paroles prennent un sens insoupçonnable :
Je n'aime pas le vélo. Le vélo m'aime.Rouler en peloton me démoralise. Je n'aime pas les coureurs en troupeau.La solitude est mon royaume.Je fais un métier de chien.Je ne suis pas superstitieux, cela porte malheur.Quand une loi est indigne (l'interdiction de dopage par exemple) on est toujours au-dessus.Impossible n'est pas Anquetil.Et pourtant il aura un regret, celui de n'avoir jamais gagné un championnat du monde et de n'avoir donc jamais porté le maillot arc-en-ciel. Il arrête à 35 ans en ayant toujours refusé de rendre des comptes à qui que ce soit.La suite de sa vie est aussi étonnante et si l'on ne savait pas que c'est exact on pourrait estimer que Paul Fournel a beaucoup (trop) d'imagination.
Son désir d'enfant est au moins aussi fort que son souhait d'être un champion. Sa femme ne peut plus avoir d'enfant. une autre solution sera trouvée, totalement hors normes. Il aura un bébé avec sa belle-fille, puis des années plus tard avec l'épouse de son beau-fils. Au nom de l'amour dira la famille unie jusqu'au bout.
Il ne fait aucun doute qu'Anquetil est un personnage qui a sa place parmi les figures légendaires. Et ce spectacle le démontre brillamment.
Anquetil tout seul
de Paul Fournel publié aux Editions du Seuil
Adaptation théâtrale et mise en scèbe : Roland Guénoun
Avec Matila Malliarakis, Clémentine Lebocey, Stéphane Olivié Bisson
Scénographie : Marc Thiebault
Vidéo : Léonard
Musique : Nicolas Jorelle
Lumières : Laurent Béal
Son : Yoann Pérez
Costumes : Lucie Gardie
Depuis le 6 septembre
Du mardi au samedi 19 h, le dimanche à 17 h
Au Studio Hébertot
78 bis Boulevard des Batignolles 75017 Paris