La dernière danse par Jean-Pierre Ostende

Par Obadia
Publié le par jpostende

« Depuis le rock’n roll au milieu du XXème siècle, quoiqu’on danse, quoiqu’on pense, quoiqu’on écoute ou boive, il n’y a pas vraiment eu de nouvelles danses et ce n’est probablement pas un hasard ni un destin. C’est peut-être même tant mieux.
Chute du mur de Berlin, apparition de la télévision en couleur, disparition de Jean-Paul Sartre, mouvement hippie, fin des téléviseurs en noir et blanc, réduction du nombre de téléphones avec fil, aucune explication ne tient pour justifier la fin des nouvelles danses.
D’après une éditorialiste de l’Étoile du Matin nous connaissons une espèce d’adolescence attardée générale, coriace, incrustée, qui se prolonge beaucoup trop tardivement, avec son énergie, sa brutalité et son malaise. L’état de passage est devenu prolongé, installé et nous n’en sortons plus, malgré les leçons sur l’adolescence transfigurée dans Star Wars, ça piétine. Longtemps on a pensé au futur au point de connaître une mélancolie du futur. Puis on a fait du sur-place. Plus que sur-place, on s’étire lentement vers le passé, on ne cesse de retourner, de revivre, de reprendre. Nous sommes en boucle. Jusqu’au jour où l’homme a marché sur la lune, on regardait le ciel. Depuis, ça piétine. C’est ce qui s’appelle être coincée dans la ville psychotique. Non ?
Ça ne va pas durer.
D’après une autre éditorialiste le rock était une rébellion d’enfants riches dans des pays riches : Ils veulent du désir, pas de confort chouchouté. Et pourquoi pas ? Ils veulent choquer les familles douces qui se vautrent dans le confort. Ils veulent se faire remarquer. Quand tout le monde peut se faire remarquer partout, la rébellion diminue.
(…)
Dans bien des quartiers on est resté cinquante ans en arrière, comme si rien n’avait bougé en apparence, comme s’il s’agissait d’un âge idéal, les immeubles sont vieux, plus repeints depuis longtemps, les persiennes abîmées, des fissures dans les façades, des trous, des tags, des voitures brûlées dans un terrain vague… Dans ces zones les habitants n’ont pas l’air de notre époque, ils semblent là depuis longtemps, depuis la télévision en noir et blanc, depuis les débuts de la radio, presque abandonnés avec un compte à la caisse d’épargne quand elle était encore populaire. Il n’y a jamais de cartes postales de ces quartiers, absolument jamais. Des fixeurs assermentés y emmènent des visiteurs. Ces quartiers, on ne les appelle pas : ils semblent coupables mais n’y sont pour rien, l’impression qu’ils donnent est de ne pas vouloir exister, à l’inverse des quartiers fleuris, les fleurs ne viennent pas jusqu’ici. Ces quartiers délaissés semblent peuplés de zombies (à l’inverse des endroits où pullulent des gens soignés, jeunes, souriants, souvent traités de clowns mais élégants). Dans ces endroits, il y a encore des bâtiments industriels à l’abandon, quelques ateliers d’artisans, des garages, des artistes, parfois une voie ferrée mal entretenue, de l’herbe entre les rails, un fish and chips pour fantômes. Ici on fait réchauffer le café. On nettoie les appartements mais ils sont bien trop vieux pour donner l’impression d’être propres. Il règne un sentiment d’ennui naturel, un ennui de bonne qualité, solide, éprouvé par le temps, traditionnel, un désœuvrement mêlé de tristesse. Ce n’est jamais un ennui qui provient d’une saturation de propositions et encore moins un ennui qui vient de l’excès de luxe, de place et de vide.
– Sinon, vous me reparlez des belles années d’après-guerre en France… des années cinquante et soixante, les années glorieuses… le bonheur, la tuberculose, le rock’n roll, la guerre d’Algérie, la poliomyélite, la guerre d’Indochine…
Ces petits choses que je crois deviner dans un regard, derrière une fenêtre, près d’un fer à cheval, à un coin de rue, à l’intérieur d’un café, sur une terrasse, chez un vieil homme à cheveux longs qui a tout l’air d’un guitar hero retraité, accompagné d’une fille extrêmement tatouée jusqu’au visage, elle prend son corps pour un cahier, et plus loin un groupe de gens assis en terrasse ont l’air de ne pas se sentir nécessaires.
Voilà, une façon pirate d’aborder les gens pour les piller sans violence de tout ce qu’ils pensent et repartir ensuite.
Les hauts des arbres se frottaient les uns contre les autres en profitant du vent, c’était évident. »

Histoire sauvage de Jean-Pierre Ostende