Après sa participation à Kreyol Factory à la Villette en 2009, puis la présentation du Pays des imaginés, en hommage à Édouard Glissant, en 2011 aux Foudres HSE , Jean- Luc de Laguarigue a exposé en 2015 son travail sur le quartier Nord-Plage, Requiem pour une île, développé pendant quatorze années et accompagné par la publication d’un ouvrage éponyme. En cette fin d’année 2016, Jean – Luc de Laguarigue, prend part à l’exposition collective Visions archipéliques à la Fondation Clément tout en concevant des expositions individuelles programmées pour 2017 au François et à La Havane. A cette occasion, il évoque pour l’Aica Caraïbe du Sud son engagement en photographie, sa démarche artistique et sa pratique du portrait, son attachement à l’argentique et au noir et blanc, la révolution numérique.
Canaries 2015 Portrait
Quel est votre projet photographique ?
Il est l’engagement d’une vie, un besoin impérieux, l’ouverture vers de nouveaux horizons et probablement l’invention d’un langage lié à mon rapport à la Martinique, au poids de l’histoire et de ses non-dits. Ce projet qui n’a jamais cessé de se décliner sous différentes formes est venu combler un vide et pour ce faire il a été un voyage dans le temps, celui de retrouver les premiers regards fondateurs d’un enfant sur une société de plantation vivant ses derniers soubresauts. Ces premières impressions du jeune âge, ont créé des images latentes et des questions qui se sont imprimées dans la mémoire et qu’il me fallait, en quelque sorte, puisqu’elles me hantaient, développer et déployer pour leur donner un sens, hors d’un désordre émotionnel. Aujourd’hui je crois que je puis dire que je n’ai jamais fait que photographier mon enfance, mais non pas dans une forme de nostalgie de quoi que ce soit mais bien plus dans l’idée d’une construction me permettant de comprendre un vécu, de le partager en l’éprouvant au présent.
C’est probablement la raison pour laquelle j’ai développé des séries mais sans idée préconçue, sans calcul. Elles se sont imposées à moi de fait. De plus, elles ne me semblent pas marquées par une fin car elles ne cessent de se prolonger d’un scénario à l’autre : chaque projet, sans chronologie véritable, contient le précédent qui contient le suivant, qui renvoie au premier… etc. Si chacune des séries peut être datée, cela m’importe peu car c’est l’ensemble, au moment de sa présentation, qui compte et fait sens. J’ai d’ailleurs pour habitude de décontextualiser certaines de mes photographies que je réutilise sciemment d’un projet à l’autre. Autrement dit je crois à l’énergie poétique propre à certaines images qui associées à d’autres viendront formées de nouvelles stances.
Néanmoins il est vrai que tout a commencé dans mon travail par le portrait, c’est-à-dire la prodigieuse, nécessaire et difficile rencontre avec soi-même. Je crois que, pour le portrait, sans pouvoir définir de manière claire la relation à l’autre, l’idée, ou plus exactement l’intuition de l’expérience, de l’examen de passage, me semblait fondamentale. De plus j’avais la certitude, à la fin des années quatre-vingt d’être encore sur un terrain vierge et peu vu. Dans une région postcoloniale la vision était tronquée par le déni, la réfutation et la mésestime de soi-même. Il me semblait important et salutaire de m’accaparer le portrait sans concession photographique ; c’est-à-dire en dehors d’une idée esthétisante que viendrait appuyer, par exemple, le travail de lumière en studio : raison pour laquelle je me suis appliqué à avoir une démarche inverse. Ce ne sont pas les personnes qui venaient à mon studio, mais c’est moi qui, partant à leur rencontre, les photographiais principalement chez elles ou dans leurs lieux de vie, avec la lumière ambiante de leur quotidien.
Mme Mesnil, Gens de pays
Pendant toute cette période je travaillais en argentique, avec un Hasselblad, appareil de format carré 6 X 6, pour lequel j’avais un attachement proche de la dévotion. Il me faisait retrouver, pour chaque portrait, l’émotion de « la première fois » ; sans exagérer il m’invitait à une sorte de rite initiatique qui m’était nécessaire à la fabrication de l’image et qui rendait la séance de prise de vues solennelle, comme une consécration.
Il y avait tout un rituel autour de cet appareil qui commençait par le chargement du film sur le châssis avec sa bobine réceptrice, le déploiement du papier protecteur, la petite manivelle à tourner jusqu’à ce que le film se positionne à la vue N° 1 et qui demandait un savoir-faire minutieux et sanctifié. Les réglages de mise au point, du diaphragme et de la vitesse d’obturation effectués, la grâce ne pouvait s’accomplir sans savoir utiliser le mouvement de son corps qui, par une inclinaison légère accompagnée d’un mouvement synchrone de la tête, faisait que l’œil soit porté naturellement vers le viseur de poitrine sans perdre la ligne d’horizon. La sonorité très particulière du blad au déclenchement, bruit combiné par le mouvement simultané de la montée du miroir et de l’ouverture du rideau, faisait un slash phonique plaisant, altier, vainqueur et reconnaissant comme si l’appareil vous remerciait de lui rendre honneur. Ce ronflement était immédiatement ponctué par le léger clic de la fermeture de l’obturateur à lamelles qui venait consacrer la grandeur du moment. Je l’ai vraiment utilisé jusqu’en 2006 qui a été la date de parution de mon ouvrage Gens de pays et aussi une année charnière, avec le passage, pour moi, au tout numérique et probablement, avec ces nouvelles technologies, d’une nouvelle approche photographique.
Gens de pays
– Qu’est ce qui est propre à la photographie et que l’on ne retrouve dans aucun autre moyen d’expression ?
C’est une question que m’a posée Patrick Chamoiseau en 2008 et à laquelle j’ai tenté de répondre avec mon projet : «… the rest ». Je ne vais pas revenir ici sur la réalisation de ce corpus de 33 images, mais ma conclusion au texte de présentation était celle-ci : ce que je sens « d’irréductible » à la spécificité de mon médium et que je peux désormais formuler ainsi : la possibilité de faire converger en un même moment le réel, le temps, le hasard et le regard. Mais le regard, coulé dans le flux du temps et du hasard, transforme le réel et le recrée vers un autre imaginaire. C’est dans ce nouvel imaginaire que naît, à mon sens, la création photographique, son magnifique mensonge et son immense poésie.
Avec le recul, je m’aperçois aussi que ce projet est un adieu à l’argentique, qu’il prophétise, en quelque sorte, la mort du Kodak, en même temps qu’il prend forme grâce à la numérisation et sa formidable technologie.
Tout un pan de la pratique photographique s’est aujourd’hui écroulé ; elle est véritablement entrée dans une nouvelle histoire, une nouvelle approche difficile pour le moment à cerner et définir. La vraie question est de savoir ce que sera la photographie puis ce qui la distinguera de la fabrique purement technologique d’une image factice ?
Wedding,
série The rest