Magazine Les expat'
Aujourd'hui - comme presque tous les jours - je suis allé nager. Il a beaucoup plu pendant la nuit. D’habitude, ça s’arrête à l'aube. Mais ce matin il pleut encore. Résultat, le sol est détrempé, et je doute de pouvoir sortir la voiture par le chemin boueux. A moto, il ne faut pas y compter non plus, je vais me retrouver le cul dans la gadoue en moins de deux.
Heureusement, la réserve d’eau n’est pas loin. Un kilomètre de marche. Il pleut encore un peu. Le ciel est d’un beau gris breton. J’arrive au bord de l’eau, je mets mes lunettes et mon bonnet. Aujourd’hui, c’est le jour de la brasse, un petit trois kilomètres à faire. Le crawl, c’est plus agréable, plus efficace, moins fatiguant, mais on a les yeux dans l’eau l’essentiel du temps. Pas trop le temps de regarder le paysage - et toujours sur le côté. L’avantage de la brasse, c’est qu’on regarde devant, et qu’on est un peu plus long longtemps au dessus de l’eau. Alors je m'offre ce plaisir une fois par semaine.
Quand il n’y a pas de vent et que l’eau est un miroir, on voit en miroir les arbres et les herbes. Les réflexions sont encore plus belles quand on les voit au ras de l'eau. On pénètre au delà du miroir.
L’eau est turbide. Mais elle offre un beau mélange de couleurs, passant d’un ocre éclatant, presque rouge quand on regarde au fond à un vert bleu clair très doux devant soi, avec des tas de nuances selon qu’on regarde tout droit ou un peu en oblique.
Un ami s’étonne de ma propension à me tremper le cul dès que je vois une mare d’eau : "Tu n’as pas peur des serpents, des crocodiles, d’autres bêtes venimeuses ou plantes toxiques…?" J’ai souvent rencontré des serpents, sur terre, et même un python qui devait faire plus de deux mètres - il couvrait la moitié de la route. Mais dans l’eau, jamais, sauf une fois.
C'était à Chiang Mai. Du côté de l’université, il y a un parc avec une série de cascades. Je n’ai pas pu résister, et bien que n’ayant ni maillot ni serviette, je me suis jeté dans l’eau. Le courant devait faire trois kilomètres/heure, et je nageais vigoureusement pour le contrer, restant sur place. C’est alors que j’ai vu venir à ma rencontre à ras de l'eau une tête de serpent suivi d'un corps qui ondulait, et fonçait droit vers moi avec toute la vitesse du courant. J’ai fait un saut de côté, et j’ai vu défiler l’animal, un mètre environ, avant qu’il ne disparaisse dans une cascade. Petite peur.
Quant aux crocodiles, je crois qu’ils sont ici en voie d’extinction. Peut-être en reste-t-il quelques uns vers la frontière avec le Laos, au nord. Et pour le reste, je vis avec. Dans tous les cas, il n’y a pas de sangsues. On pense souvent qu’une eau trouble est sale. Elle peut être plus propre qu’une eau claire pleine de bactéries. C'est l'eau primitive, celle que le premier homme a bue. Il n'en est pas mort puisque je suis là !
Il y a dans le crawl une sensation de glisse qui rejoint les plaisirs que nous avions enfants sur les toboggans, mais avec une douceur toute particulière. Allongé de toute ma longueur, un bras en avant, je sens les filets d'eau qui me caressent le visage et les épaules. Alors que nous nous déplaçons tout en force sur terre, punis par la gravité, nous nous mélangeons à l'eau qui a la même densité que nous, nous l'aimons, elle nous porte tendrement.
"Nature, berce-le chaudement, il a froid..." (Raimbaud, Le dormeur du val)
La saison des pluies donne des lumières et des ciels magnifiques. Sur la rive, il y a des palmiers, mais aussi de grands arbres tristes qui ressemblent à des acacias et qui bougent dès qu’il y a un souffle de brise. Au fond, le ciel noir menace. Mais quand je finis ma boucle, la colère est finie, le soleil est réapparu.
Si on veut complètement profiter du spectacle - rives, oiseaux, arbres - on peut aussi nager sur le côté avec des palmes, un masque et un tuba. Personne n’y pense. Ça me semble plus intelligent que de monter à dos d'éléphant ou de rencontrer des "ethnies"... Au ras de l'eau, on a une vue intime de la nature, on peut même s’approcher assez près des oiseaux. Mais jamais personne ne vient ici, ni farang, ni thaï. Je suis totalement seul.
Je rentre et mon chemin passe entre les rizières. Là encore, la mousson fait un miracle. Le riz est d’un vert éblouissant, il te crie dans les yeux comme une estampe japonaise.
Je suis fatigué, mais heureux. J'aime tant mon étang que j'y retourne parfois le soir, rien que pour l'embrasser avant la nuit. La Thaïlande, c'est moche. Mais quand même, pas partout...