Au retour de l’été, je reprends dans mes mains le livre de Christiane Veschambre qui m’a tant éclairé l’été, une part d’oubli a porté son ombre dessus, je fouille papiers et carnets où se trouvent les impressions prises sur le vif de la lecture, — nulle part. Pour la bonne raison que je n’ai rien écrit. Ni même à son auteure pour la remercier. À l’ombre grise de l’oubli s’ajoute la touche rose de la honte, pour cela et contre cela, je relis « Basse langue », et c’est un nouveau et complet bonheur.
Christiane Veschambre nous met en présence de quatre auteurs, quatre ouvrages (au moins) avec le tout d’elle-même (pensée, corps réunis) et à l’aide d’un sismographe. Des chercheurs viennent d’inventer des machines pour mesurer les ondes de nos corps, leurs secousses, leurs tremblements, et pour soigner les mouvements qui nous habitent, Christiane Veschambre les a devancés.
Dans ce livre, qui ne ressemble à aucun autre, on réapprend à lire. Mais sans leçon. Personne ne sait lire. On apprend à chaque nouveau livre, la langue qui cogite dedans, l’italien-napolitain d’Erri de Luca, l’allemand de Robert Walser, l’américain d’Emilie Dickinson, le philosophique de Gilles Deleuze, on apprend leurs langues parce que les lignes produisent des séismes dans nos corps : « …j’ai besoin de le lire. Comme ça, de cette façon nouvelle de lire. En butant. J’ai besoin chaque jour de suivre ce qu’il écrit en italien, je le lis comme une qui apprend à lire, ou comme une qui ne lirait jamais et tout à coup, sans savoir pourquoi, commencerait une lecture. »
Il ne suffit cependant pas d’enregistrer des secousses, il faut suivre aussi une galerie de taupe pour entrer discrètement dans les galeries des autres taupes, car écrire parfois c’est « laisser surgir les phrases creusant, avec une patte de taupe aveugle ». Quand le petit monticule apparaît à la surface du sol, on sait que la terre vit.
Christiane Veschambre insiste sur la caractéristique « grumeleuse » de cette lecture, qui est justement une petite motte de terre. On la sent sous la langue. On fronce les sourcils, là encore le sismographe peut percevoir quelque chose d’un mouvement qui fait osciller la main de l’écrivain (la main de lecture est posée). Le premier livre grumeleux lu est d’Erri de Luca, le suivant de Robert Walser, ils se retrouvent en marchant, tournant le dos au monde, et l’on apprend à marcher, car on ne le sait pas plus que lire.
Mais ce n’est pas seulement de livres dont il est question ici, mais aussi de vies, de rêves, d’animaux, pas les moins importants (« quelque chose en l’animal soulage de l’humain »), parmi ces personnes qui viennent puis s’éloignent, il y a « les mains d’une mère et d’un père venus habiter un homme et une femme » seule manière juste de parler de ceux d’où l’on est engendré. Un autre être apparaît et disparaît aussitôt, c’est là aussi que le frottement entre la froide réalité et la gratitude de la langue qui introduit l’émotion, suit le mouvement latéral le plus puissant, dans ce « triptyque de la chambre secrète » qui est comme le milieu confiant de ce livre-ci, le creux, où se forme « le sentiment de la cavité inhabitée ».
Ces personnes, ces moments qui sont des « dons » apparaissent entre les livres, pour nous faire comprendre que cette assemblée de proses suit une ligne de fuite, que l’on poursuit ou qui nous poursuit, tout au long, pour trouver, rencontrer, ce qu’est, ce que pourrait être la « basse langue », celle qui n’écrit pas mais fait écrire : « (que la basse langue s’épelle, invisible, imprononçable, dans les pages ici déposées – non pas qu’elle ressortisse au divin mais, oui, à l’imprononçable qui demande à être articulé/ qu’elle gronde entre les pages dans les trous où coller son oreille »)
S’il y a un véritable effet de « contagion » entre les proses de Basse langue, c’est que Christiane Veschambre a une âme généreuse, elle nous accueille dans les livres des autres, elle propose même de nous envoyer les livres que l’on a pas (ceux de Thierry Trani), sans nous abreuver de mots, sa langue est parcimonieuse, chaque mot est précis, pointu, grumeleux donc. Elle nous livre le nécessaire, et même ce qu’elle vit seule est un je-partagé, car « chacun est soi-même un univers de solitude et de bâtardise où s’ensemencent l’un l’autre le "vulgaire" -le commun des hommes- et le singulier. » La langue de Christiane Veschambre est juste, justement parce que, pour ces livres, ces films qu’elle rencontre, elle ne dit pas « j’admire » mais au contraire je suis différente, je ne suis pas Mrs Muir, à l’opposé de « l’homme ajusté » qu’est Erri de Luca, étrangère à « l’enfance sous abri » d’Emily Dickinson, pleine de réserve vis-à-vis de Robert Walser « ne pas parler de lui, s’accrocher aux basques qu’il n’avait pas », et pour elle, contrairement à Gilles Deleuze, les rêves n’élèvent pas des murs.
Quelles que soient les traversées que ces proses, ces poèmes, ces pensées, ces lectures font en nous, nous restons sous la croûte terrestre, dans les galeries où circule la basse langue, quelle que soit l’incertitude à laquelle on est soumis dans les mouvements des lignes qui s’écrivent, (« à quoi se fier pour juger d’une écriture en proie à l’instabilité ? »), ce qui est sûr, c’est qu’il y a là une joie profonde qui se soulève des mots, du fait de penser, de tout le livre, elle monte des profondeurs comme le petit tumulus de la taupe, sort sa tête aveugle, et son pelage brun et soyeux apparaît. Sans cesse « l’émotion fait trembler notre terre, fait éruption, la pensée nous propulse, vous étiez sur place, dans votre maison, vous vous retrouvez lancé sur la route, projeté vers », c’est ce qui arrive à tout lecteur et lectrice de Christiane Veschambre, avec ensuite l’épuisement que l’on savoure, « la jachère » qui se reconstitue.
Camille Loivier
Christiane Veschambre, Basse langue, éd. Isabelle Sauvage, 2016