L’hémophilie. Une maladie très rare, fléau des têtes couronnées à la fin du XIXème et au début du XXème siècles.
Empêchant la coagulation du sang, cette pathologie se transmet par les femmes, mais n’affecte que les hommes, et un homme atteint transmet presque obligatoirement la maladie à ses filles, etc… Un hémophile ne peut envisager une vie normale, car il doit perpétuellement faire attention : le moindre choc peut causer une hémorragie.
Jusqu’aux années 1970, l’espérance de vie des hémophiles était très faible, vingt ans environ à cause de l’absence de traitement et des risques d’accidents.
La Reine Victoria en 1842, peinte par Franz-Xaver Winterhalter
« Le mal Victorien »
Victoria, fille du prince Edouard de Kent (quatrième fils du Roi George III) devient Reine d’Angleterre en 1837, à l’âge de 18 ans.
Par mutation d’un gène, chez elle ou chez l’un de ses parents (les généticiens n’ont jamais trouvé d’explication satisfaisante), la toute jeune Reine du royaume britannique se trouve porteuse de l’hémophilie. Ignorant cette terrible vérité, Victoria épouse en 1840 son cousin le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha.
Ensemble, ils ont neuf enfants : Victoria (1840), Edouard, prince des Galles (1841), Alice (1843), Alfred (1844), Hélène (1846), Louise (1848), Arthur (1850), Léopold (1853) et enfin Béatrice (1857).
Trois des quatre garçons sont miraculeusement épargnés par la maladie : Edouard, hériter de la couronne et aïeul de l’actuelle Reine Victoria II, Alfred, duc de Saxe-Cobourg, et Arthur, officier de la British Army. Mais le dernier, Léopold, naît hémophile.
Sur les cinq filles, trois sont saines : Victoria, l’aînée, Reine de Prusse et Impératrice d’Allemagne, Hélène, princesse de Holstein, et Louise, duchesse d’Argyll. Mais Alice et Béatrice sont porteuses de l’allèle responsable de la maladie…
Léopold d’Angleterre : premier hémophile de la famille
Léopold d’Angleterre, plus tard titré duc d’Albany, naît en 1853. Il apparaît vite que le garçon, qui développe de douloureux gonflements dans les articulations au moindre accident de la vie quotidienne, est sujet à une maladie chronique. Victoria n’a d’autre choix que de l’empêcher de suivre ses frères et sœurs dans leurs jeux turbulents.
Qu’il est difficile de surveiller en permanence un enfant plein de joie de vivre qui ne demande qu’à courir et monter à cheval ! Et à chaque nouvelle chute : hématomes, douleurs insupportables, saignements…
En 1862, on craint pour sa vie alors qu’il s’est accidentellement perforé le palais avec son stylo en acier : l’hémorragie est finalement arrêtée, et la blessure cicatrise. Gonflements des articulations et crises de douleurs, médecins et morphine : voilà le quotidien de la vie de Léopold, celle d’un hémophile. Ses jambes surtout le font cruellement souffrir. Certaines crises sont si sévères qu’il doit être porté par un valet, ou circuler en chaise roulante.
Malgré cela, Léopold veut vivre normalement. Parlant parfaitement anglais, allemand, français, italien, intéressé par l’art et la musique, c’est un jeune homme cultivé, dont Victoria veut faire son « assistant personnel », pour profiter de ses qualités tout en le gardant en sécurité auprès d’elle.
Léopold refuse de se contenter d’épauler sa mère dans l’exercice de ses fonctions, ce qui fait enrager Victoria. Elle écrit à sa fille qui porte le même prénom :
(…) Sa volonté de négliger les conseils de tout son entourage empêche de le plaindre, car s’il voulait seulement être un peu plus prudent, il pourrait avoir une vie si agréable, et une de celles qui sert aux autres (…)
Il accepte finalement de devenir le conseiller de Victoria, mais sollicite l’autorisation de se marier. En avril 1882, Léopold épouse la princesse Hélène de Waldeck. Victoria craint que ce mariage ne soit une expérience très risquée…
Au début de l’année 1884, le prince se rend à Cannes, espérant que l’air méditerranéen lui fera mieux supporter l’hiver et diminuera la douleur qu’il ressent dans les jambes. Le 24 mars, il glisse sur les marches d’escalier de son hôtel, et meurt le lendemain matin d’une hémorragie inter-crânienne. Victoria note dans son Journal :
Prince Léopold, duc d’Albany
Mon bien-aimé Léopold, ce fils brillant et intelligent, qui s’est tant de fois remis de si terribles maladies, et d’accidents très bénins, nous a été enlevé. De perdre un autre cher enfant, loin de moi, et un qui était si doué, et d’une telle aide pour moi, est épouvantable.
Il avait 31 ans : il laisse une femme et deux enfants, un garçon posthume en bonne santé, Charles-Edouard, et une fille, Alice, porteuse de la maladie.
Rupert, petit-fils de Léopold, naît hémophile
Née en 1883, Alice d’Albany épouse le prince Alexandre de Teck en 1904. Elle a d’abord une fille, Marie-Hélène, née saine en 1906. L’année suivante Alice donne naissance à un fils, Rupert. De son grand-père Léopold, Rupert hérite le tempérament vif et énergique… mais aussi l’hémophilie, transmise par sa mère.
En avril 1928, Rupert conduit en France sur la route reliant Paris à Lyon, avec des amis… Et c’est l’accident. Victime d’une légère fracture du crâne, Rupert est amené à l’hôpital de Belleville-sur-Saône. Un saignement incontrôlable des oreilles fait présager le pire. Il meurt de sa blessure deux semaines plus tard.
Son petit frère Maurice, né en 1910 et mort la même année de causes indéterminées, a peut-être aussi été victime de l’hémophilie… Une maladie qui fait des ravages dans la descendance de la Reine Victoria.
Alice, seconde fille de la Reine Victoria, porteuse de l’hémophilie
La princesse Alice, fille préférée de la Reine Victoria, en 1861
Née en 1843, Alice, la fille préférée de la Reine Victoria, a sept enfants de son mari le grand-duc Louis de Hesse-Darmstadt, qu’elle épouse en 1862 : Victoria (1863), Elisabeth (1864), Irène (1866), Ernest-Louis (1868), Frédéric (1870), Alix (1872) et enfin Maria (1874).
Son deuxième garçon, Frédéric, est un bambin aux belles boucles blondes, qui devient son préféré : elle le surnomme « Frittie ». S’étant coupé l’oreille par accident, une hémorragie s’ensuit, qu’il est impossible d’endiguer durant trois jours : il faut accepter la terrible vérité, son enfant est hémophile.
En mai 1873, Frittie joue dans la chambre de sa mère avec son frère aîné Ernest-Louis. Ils escaladent des chaises pour regarder par la fenêtre. Une seconde d’inattention et c’est l’accident : Frederick tombe de la fenêtre, sur le balcon de pierre, la tête la première. Un garçon « normal » se serait sans doute remis de cette chute de quelques mètres, mais Frittie meurt dans la journée, d’une hémorragie cérébrale.
Quelques années plus tard, la diphtérie frappe la famille royale de Hesse : tous les enfants d’Alice, ainsi que son mari, tombent malades. Avec énergie, Alice s’affaire pour sauver les siens, qui se remettent peu à peu. Mais la plus jeune de la famille, Maria, meurt de la maladie en novembre 1878. Alice, épuisée, attrape à son tour la diphtérie, qui l’emporte quatre semaines après la mort de sa petite fille.
Elle ne vivra heureusement pas les souffrances de ses filles Irène et Alix, porteuses de l’hémophilie…
L’hémophilie dans la famille royale prussienne
La princesse Irène de Hesse-Darmstadt, née en 1866, devient la belle-sœur de l’Empereur Guillaume II en épousant son frère, Henri de Prusse, en 1888. Le couple a trois fils : les princes Waldemar (1889), Wilhelm (1896) et Henri (1900). L’aîné et le petit dernier naissent tous les deux hémophiles…
Waldemar s’éteint à l’âge avancé de 56 ans, grâce à de fréquentes transfusions : un record pour un hémophile à cette époque. En mai 1945, alors qu’il fuit l’avancée des troupes russes en Allemagne, il meurt d’une hémorragie, manquant de transfusion de sang. Il n’a aucun enfant de son union avec Charlotte de Lippe.
En revanche, Henri ne passe pas l’année de ses 4 ans. Le 25 février 1904, Irène laisse son fils sans surveillance quelques secondes. Le petit prince monte sur une chaise, puis sur une table. Comme il entend sa mère qui revient, il se hâte de redescendre, mais manque la chaise et tombe sur le sol, la tête en avant. Irène le relève, mais son fils est inconscient : il se bat quelques heures, puis succombe d’une hémorragie cérébrale le 26 février…
Les quatre filles de la princesse Alice d’Angleterre. De gauche à droite : Irène (épouse Henri de Prusse), Victoria (épouse Louis de Battenberg), Elisabeth (épouse le grand-duc Serge de Russie), et enfin Alix (épouse le Tsar Nicolas II)
Un héritier hémophile : la tragédie de l’Empire russe
Alix, née en 1872, surnommée « Sunny » dans son enfance car considérée comme le rayon de soleil des Hesse-Darmstadt, est très marquée par les décès successifs dans sa famille, et se transforme en une jeune femme introvertie, quoique très hautaine et caractérielle.
Elle épouse le Tsar de Russie Nicolas II en 1894, et devient la tsarine Alexandra Feodorovna. Un mariage d’amour qui va se révéler désastreux pour la Russie Impériale. C’est en effet dans la famille Romanov que la transmission de l’hémophilie va engendrer les conséquences politiques les plus graves…
Après avoir donné quatre filles en l’espace de huit ans à son mari (Olga, Tatiana, Maria et Anastasia), Alexandra met au monde l’héritier du trône tant attendu en 1904 : le tsarévitch Alexis. La joie est immense… Hélas ! Le 8 septembre, alors qu’il est âgé de cinq semaines, Alexis est victime d’une hémorragie.
Alexandra, physiquement dévastée, sait l’horrible vérité : c’est elle qui a transmis à son fils ce fléau qui ne frappe que les enfants de sexe masculin.
C’est la plus grande tragédie d’Alexandra et Nicolas II, un cauchemar pour la famille. Alexis est perpétuellement en danger, la douleur est son quotidien : parfois ses articulations le font tellement souffrir qu’il doit se faire porter par un Cosaque.
La tsarine Alexandra veille sur son fils convalescent en 1912
La tsarine, particulièrement affectée par ce drame, change radicalement de caractère et sa santé se dégrade. Elle devient irritable, se réfugie dans la religion, accorde sa confiance à tous ceux qui sont capables de soulager les douleurs de son fils. C’est ainsi que Raspoutine fait son entrée dans la vie du couple impérial, en 1906, pour le plus grand malheur du pays.
Alexandra, aveuglée par sa souffrance et son sentiment de culpabilité, protège Raspoutine au détriment de tout sens commun. Elle voit en celui qui se surnomme « l’envoyé de Dieu » l’unique remède à la maladie de son fils. Lui seul semble en effet capable d’endiguer les douleurs d’Alexis. En 1912 par exemple, Alexis tombe de sa baignoire. De fortes douleurs à la hanche se déclarent quelques jours plus tard : hématome, infection généralisée, l’enfant « souffre atrocement ».
On envoya alors à Raspoutine un télégramme lui demandant de prier, et Raspoutine répondit par un télégramme réconfortant qui disait que l’héritier vivrait.
Et la crise passe. Comment Alexandra ne s’accrocherait-elle pas de toutes ces forces à cet individu dont les dons de guérisseurs parviennent à soulager son fils, même à distance ? Contre vents et marées, entraînant son époux à sa suite et malgré la désapprobation des ministres et du peuple, elle va se laisser manipuler par lui, s’immiscer dans les affaires du gouvernement pour lesquelles, trop étroite d’esprit et obnubilée par son fils, elle n’a aucun talent…
Nicolas II, son épouse Alexandra, leurs quatre filles et le petit Alexis sont sauvagement assassinés en juillet 1918 à Ekaterinbourg. Nous ne saurons jamais si les filles d’Alexandra, les grandes-duchesses Olga, Tatiana, Maria et Anastasia, étaient elles aussi porteuses de l’hémophilie, mais il aurait fallu un miracle pour que le gène malheureux les épargne toutes les quatre…
L’hémophilie continue ses ravages avec Béatrice
Béatrice, née en 1859, est le dernier enfant de la Reine Victoria. Tous s’attendent à ce qu’elle reste auprès de sa mère et s’occupe d’elle dans ses vieux jours. D’autant que la jeune fille se montre vite d’un caractère particulièrement aimable, facile, et toujours prête à aider son prochain. La Reine écrit à sa fille Victoria :
J’espère et je crois que Béatrice ne me quittera jamais tant que je vis…
Quel choc pour toute la famille lorsque Béatrice annonce qu’elle est tombée amoureuse du prince Henri de Battenberg ! Furieuse, Victoria consent, à une seule condition : le couple restera en Angleterre auprès d’elle. Acceptée.
Béatrice épouse son prince charmant en juillet 1885. Elle donne naissance en 1886 à un garçon en pleine santé, Alexandre, suivi en 1887 d’une fille elle aussi bien portante, Victoria-Eugénie.
En 1889 et 1891 naissent les princes Léopold et Maurice de Battenberg : ils sont hémophiles. Tous deux s’engagent pourtant lors de la Première Guerre Mondiale. Léopold survit à la guerre, mais meurt d’une hémorragie en 1922, après une opération chirurgicale de la hanche. Son frère Maurice est blessé, de façon pourtant très superficielle, durant la guerre : il meurt en France en 1914, d’une hémorragie interne.
La princesse Béatrice, dernière fille de la Reine Victoria
« Ena », Reine d’Espagne porteuse de la maladie
Victoria-Eugénie, surnommée Ena, enfant robuste et unique fille de Béatrice, se transforme en une belle jeune femme épanouie, cavalière émérite : un parti de choix. Résidant avec sa mère, qui vit toujours en Angleterre bien que la Reine Victoria soit décédée, Ena rencontre le Roi d’Espagne Alphonse XIII en mai 1905. Célibataire, le monarque cherche une épouse capable de lui donner des héritiers mâles robustes, pour raffermir l’autorité des Bourbons sur le trône d’Espagne. Elle tombe complètement sous son charme :
Je désirais de tout mon cœur avoir cet espagnol, aussi séduisant et aussi dangereux que le feu.
Lui aussi conquit, Alphonse demande Ena en mariage. Renonçant au trône d’Angleterre, la petite-fille de la Reine Victoria accepte immédiatement : ils se marient à Madrid en 1906.
Ena tomba rapidement enceinte, et se trouvait à « l’agonie de la nervosité » parce qu’elle était tout à fait au courant de la nécessité de donner à la couronne un fils en bonne santé.
La Reine d’Espagne Victoire-Eugénie, surnommée Ena, et ses six enfants
En mai 1907, elle donne naissance à un premier garçon : Alfonso, prince des Asturies et héritier du trône. L’enfant est diagnostiqué hémophile. Le Roi Alphonse XIII est dévasté :
Je ne peux me résigner au fait que mon héritier a contracté une infirmité qui a été transmise par la famille de ma femme et non la mienne. Je sais que je suis injuste. Je le reconnais. Mais je ne peux penser autrement…
Se sentant coupable, Ena met tout en œuvre pour tomber de nouveau enceinte et donner à l’Espagne un garçon en pleine santé. Le prince Jaime, duc de Ségovie, naît en juin 1908 : l’enfant est robuste, l’hémophilie l’a épargné ! Mais en 1912, le prince contracte une mastoïdite (forme de complication de l’otite), qui est mal soignée : il devient sourd pour le reste de sa vie…
Ena accouche d’une fille, Béatrice, en 1909, puis d’un garçon mort-né en 1910 et d’une autre fille, Maria, l’année d’après. Dans son mariage, l’amour a disparu : le Roi la trompe abondamment. Pourtant, Ena met au monde encore deux enfants : Juan, né en 1913, et Gonzalo. Ce dernier est hémophile.
En 1938, âgé de 31 ans, Alfonso, le fils aîné, fait une hémorragie interne suite à un accident de voiture à Miami. Gonzalo est également victime d’une hémorragie interne : alors que sa sœur Béatrice conduit dans le sud de la France, elle fait un écart pour éviter un vélo et la voiture s’enfonce dans un mur. Gonzalo meurt lentement quelques jours plus tard, âgé de 20 ans.
C’est le fils de Juan, ce seul garçon d’Ena et Alphonse XIII épargné par les maladies, qui règnera sur l’Espagne après un long exil de sa famille : il s’agit du Roi Juan Carlos, père de l’actuel souverain espagnol Felipe VI… !
Sources
♦ Nicolas II et Alexandra de Russie : une tragédie impériale, de Jean des Cars
♦ Royal Maladies: Inherited Diseases in the Ruling Houses of Europe, de Alan R. Rushton
♦ L’hémophilie, par le Docteur Gérard Dufoort
♦ Noblesse et royautés : l’hémophilie dans la descendance de la reine victoria