Si l'on rejette comme
opérations mercantiles subalternes les spéculations millénaristes sur le
« troisième millénaire », et si l'on examine l'histoire à vol d'aigle
non par numération des batailles et des dominations, mais par les grands moments
créateurs de l'avenir, il apparaît que nous sommes, si nous savons mener ce
combat, à l'aube d'une troisième ère de l'humanité .
Depuis la naissance de
l'homme et pour assurer matériellement sa survie se sont succédées deux formes
fondamentales de civilisation . Lorsque les hommes cessèrent de vivre comme les
autres animaux de ce que leur donnait spontanément la nature par la cueillette
la chasse ou la pêche, ces nomades devenaient sédentaires, d'abord là où les
grands fleuves donnaient à la terre les meilleures conditions de vie pour
l'agriculture et la pêche. Le berceau des premières civilisations ce fut les
grands fleuves.
La Mésopotamie (son nom
même l'indique), c'est « le pays d'entre les fleuves »: le Tigre et
l’Euphrate. La Chine a son berceau dans le delta du Fleuve Jaune; l'Inde de
Mohendjo Daro et d'Harappa, sur les rives de l’Indus, l'Égypte sur celle du
Nil.
Les grandes voies
fluviales permirent aussi des liaisons et des échanges avec les autres îlots de
culture, et, le long des mers, naquit, et se développa un deuxième âge de
l'homme : les civilisations de la mer dans les régions côtières, qu'il
s'agisse, en Occident, de l'Empire romain dans ce qu'ils appelaient
« notre mer »: la Méditerranée, ou de l’Empire chinois qui exerça son
influence sur toute l'Asie baignée par l’Océan. Il fallut des siècles pour
passer de « l'économie fluviale » à « l'économie côtière ».
Aujourd'hui subsiste une
terrible dualité entre la terre et la mer: à l'exception de l'Europe, 60% de la
population mondiale habite aujourd'hui dans les régions côtières considérées
comme développées et prospères alors qu'elles ne représentent que 19% de la
superficie du globe. C'est un facteur important de sa « cassure »
avec les grandes poches désertiques ou sous-peuplées et enclavées de l'Afrique,
l'Asie, et des forêts vierges de l'Amérique du Sud.
Longtemps les
spécialistes de la « géopolitique » spéculèrent sur les moyens de
domination de laterre ou de la mer
qu'il s'agisse de Mackinder au moment de l’hégémonie coloniale de l’Angleterre
et de sa maîtrise des mers, ou de Hausofer pour le rêve impérial allemand
d’hégémonie territoriale des grandes masses terrestres.
Ces projets de partage ou
de domination du monde subsistent encore en arrière fond du thème du
« choc des civilisations » d'Huntington sous le masque d'oppositions
religieuses entre la « civilisation judéo-chrétienne et les collusions
islamo-confucéennes ».
En face de ses
spéculations millénaires sur la « cassure » et les affrontements du
monde et de la rivalité de ses hégémonies, il s'agit aujourd'hui de passer à
une troisième ère de la civilisation du monde, par le développement solidaire
d'une humanité mettant fin à ses cassures millénaires. Les étapes du
« progrès » de l'humanité ne se comptent pas par millénaires, mais
par étapes de la crise de conscience de son développement et la mise en oeuvre
de son unité ainsi que par les créations décisives des hommes pour
l'orientation de leur destin.. Il s'agit aujourd’hui, après la faillite de la
« mondialisation », nom nouveau de la domination impériale du monde
par les grands monopoles de l'Amérique et de ses vassaux, d'un remodelage
global du monde par un « développement solidaire » de toutes ses
cultures.
Au moment où les
« millénaristes » intéressés tentent de nous forcer de croire – par
des prétextes dignes de Nostradamus ou de Paco Rabanne – qu'une ère nouvelle
allait naître, les maîtres criminels du statu quo (de Bill Gates à Soros et à
leurs marionnettes Clinton ou Chiraquo-jospiniennes) nous prédiraient ce que
serait – par simple extrapolation technologique des jours heureux du même
millénaire, je n'étais pas loin de partager l'opinion d’Egdar Morin définissant
le « changement véritable » par un acte humain; mais avec cette
différence: je crois que le troisième millénaire a commencé à Seattle – et sans
se faire d'illusion sur ses effets pratiques immédiats - un véritable
« événement » s'était produit: le projet des dirigeants américains et
de leurs vassaux étaient mis en échec par une mobilisation planétaire qui refusait
la conception impériale de la « mondialisation » permettant aux plus
riches de devenir de plus en plus riches et de moins en moins nombreux et aux
plus pauvres d'être de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux.
Il serait en bien des cas
difficiles aujourd’hui de classer automatiquement tel pays asiatique comme
capitaliste ou socialiste. Il est vrai que plusieurs d'entre eux, parmi les
moins importants, sont devenus des appendices subordonnés de grands pays
capitalistes d'Europe ou des Etats-Unis, mais pour ceux dont l'étendue
territoriale ou la puissance créatrice a permis d'avoir, malgré des années de
présence des colonialistes, une évolution relativement autonome, l'analyse doit
être plus prudente: en particulier pour la Chine, l'Iran, le Japon, l'Inde, la
Malaisie, et quelques-uns autres à une autre échelle de grandeur.
Ils ont certes, rassemblé
autour de leur entreprise de portée mondiale pour le sauvetage de l'avenir des
hommes et de leur terre, mais il subsiste encore parmi les plus grands, des
mutations incertaines des équilibres instables et dont il nous serait
difficile, dès maintenant, de définir le choix final. En dehors de l'immense
Russie dont personne aujourd'hui ne peut prédire avec certitude l'avenir, nous
esquisserons quelques hypothèses de travail sur quelques pays asiatiques qui
sont aujourd'hui en pleine mue. L’Occident qui s'était pendant des siècles
approprié la maîtrise de leur avenir, qu'il s'agisse de la guerre de l'opium
contre la Chine, du diktat du commodore Perry au Japon, ou de la colonisation
directe de la France dans la presqu'île indochinoise ou de la Hollande dans
l'archipel d'Indonésie et de la Malaisie, cherchent un avenir qui leur soit
propre, c’est-à-dire à la fois sur le prolongement de leur histoire et de leurs
cultures millénaires, et capables d'intégrer ce qui, dans les techniques de
l'Occident, peut aider à l'épanouissement de l'homme et non à sa destruction.
Un retour pur et simple
au passé, sous prétexte de maintenir intacte leur identité, est une entreprise
absurde de quelques intégristes qui refusent systématiquement tout ce qui, dans
les techniques de l'Occident a contribué à l’élargissement des possibilités de
l'homme: il ne peut s'agir de revenir de l'éclairage électrique à la torche de
résine, ou du camion à la charrette à bras. De même qu'est non seulement
absurde mais criminelle la tendance inverse à confondre modernisation avec
occidentalisation, et d'accepter les invasions du Coca-Cola ou des films de
violence d’Hollywood au détriment des jus de fruits tropicaux, ou les
gesticulations parfois sanglantes des Night Clubs, à la place des grandes
épopées du Ramayana, des danses liturgiques de Bali ou des films de Kurosawa ou
de Misoguchi.
D'immenses désillusions
ont traumatisé le continent, qu'il s'agisse de l'implosion de l'espérance
socialiste dans l'ancienne Union soviétique, ou de la faillite des aventures
financières globalisantes des petits pays colonisés par les purulences de
l'Occident américanisé.
Les hésitations actuelles
et les alternances de domination politique, au Japon et en Inde par exemple,
mais aussi en Malaisie, sont des crises d'orientation où se joue l'avenir du
monde: selon que la balance penchera sans retour vers l'imitation des maladies
de l'Occident américanisé ou que sera trouvé un point d'équilibre où les
«valeurs asiatiques» fondamentales, les traditions brahmaniques, les valeurs
chevaleresques du Japon ancien, ou la sagesse bouddhique sauront à la fois
intégrer et maîtriser les puissances nouvelles de la technique et les mettre au
service de tous.
La mise en question du
«modèle occidental» dans lequel le «marché» joue le seul rôle régulateur des
relations personnelles ou sociales est nécessaire: ce système, on l’a vu, fait
en Asie, par la famine ou la malnutrition, l'équivalent de morts d’un Hiroshima
tous les deux jours; le chômage et l'exclusion qui gagnent, en Europe même,
montrent que les catastrophes des «dragons» asiatiques, survenues à partir de
1997, ne sont pas seulement une «crise asiatique» mais une crise du capitalisme
mondial embrassant la planète entière, depuis l'Amérique où les accords de
servitude et de misère de l’ALENA lient, en un marché unique, le Mexique aux
Etats-Unis et au Canada, jusqu'à l'impossibilité de donner à l'Europe une unité
autre que celle d'un marché aux concurrences sauvages, maintenu sous la tutelle
du dollar grâce à son euro agonisant dans l'indifférence générale avant même sa
naissance (s'il naît jamais!).
Le Japon a connu, après
Hiroshima, la férule de Mac Arthur et la course à la croissance économique.
L'Inde a vécu deux siècles siècles de domination économique, politique et
militaire, avec ses famines et ses divisions entre musulmans et hindous
savamment entretenues par l'occupant afin de diviser pour régner. Le Viêt-Nam a
connu l'exportation éhontée du colonialisme français, puis le napalm américain,
double visage de l'Occident en Asie, et l'aide empoisonnée par les exigences de
deux alliés rivaux: l'URSS et la Chine.
L'exemple du Japon est
caractéristique : il a tenté de maintenir ses «trois trésors» : l'emploi à
vie, le salaire à l'ancienneté, et le syndicat d'entreprise, à travers 1e
développement broyeur du dogme libéral de la «flexibilité», c’est-à-dire
l'exigence de la «productivité» à l'américaine où l'ouvrier est un objet
jetable comme un Kleenex ou rachetable à des conditions toujours plus précaires
selon les aléas de l'entreprise.
Il est devenu de plus en
plus clair qu'il ne s'agissait pas, en 1997, d'une crise «asiatique», frappant
d'abord les implantations occidentales en Asie, et chavirant lorsque les
investissements faiblissaient. Jusque-là, le FMI et la Banque mondiale
pouvaient «boucher les trous», à coup de prêts provisoires gagés sur une
obéissance politique rigoureuse, à la manière dont on avait procédé au Mexique
lors de l'application stricte du «libre échange» entre partenaires inégaux,
afin que les plus gros requins puissent "librement" dévorer les
poissons plus faibles.
Les idéologies
occidentales de la fin d’un monde se dissipent aujourd’hui, même dans les pays
qui furent leur terreau mortel, comme les brumes des bas-fonds, se dissipent
lorsque les premiers rayons du soleil illuminent les cimes : celles d’où
l’on appelle l’homme, tous les hommes, à accomplir leur destin : celui de
l’unité divine du monde.
Roger Garaudy
Extrait de http://rogergaraudy.blogspot.fr/2012/09/qui-sera-ton-dieu-par-roger-garaudy_21.html
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