(anthologie permanente) Hommage à Paul de Roux

Par Florence Trocmé

L’écrivain Paul de Roux vient de disparaître. Poezibao lui consacre cette « anthologie permanente », avec deux poèmes qu’a bien voulu transcrire Marc Dugardin à partir d’un livre de sa bibliothèque et des extraits de ses Carnets.
Pierre-Albert
(1)
Devant les vitres passent ceux qui se pressent au sortir du métro
_ et peut-être pleut-il et se pressent-ils d’autant plus
ceux qui entrent ne s’attardent pas au bar
debout, ils lèvent une main où tremble une petite tasse
manches retroussées, les garçons jugent le monde un peu vite
dans la salle toutes les lumières ne sont pas allumées
où un homme est seul à une table avec un carnet et un crayon
pour maintenir les poids dans la balance même si sa nuque lui fait mal
et s’il ne voit pas la balance mais seulement les poids.
Pierre-Albert
(2)
Familiarité supérieure avec la beauté
à la fin du repas, souvent, il prend un livre
sur les rayonnages, derrière lui, et le montre à un ami
ou bien c’est un dessin, une pierre. Après son café
il se sert encore du vin. Il n’a pas mangé beaucoup.
Une fois, il parle de son oncle, le boucher du village
qui s’est sacrifié pour sa famille : il ne rêvait que violon.
Il y a toujours chez un homme quelque chose qu’on ne voit pas :
plus elle est forte, plus on est retenu.
Paul de Roux, Le couloir, L’apprentypographe (Harnoncourt, Belgique), 1984, tirage limité à 150 exemplaires), pages 16, 17
***
1986
La pluie. Ravi. Une journée de pluie en vacances, je découvre aujourd’hui que c’est ce qui me ravit le plus. Tonnerre dans la montagne. Énormes vagues de brume, qui passent comme des voiles géantes, couvrent, découvrent les pentes grises. Le vert des prairies, au premier plan, n’en ressort que mieux. Ce matin, au cours de notre brève sortie, le parfum délicieux qui s’extrait de toute cette immense buanderie. 2h ½ sonnent. Envie de travailler.
L’épaisse ondée dans l’épaisseur du vert, dans le gras du vert des prés et des arbres en lisière. La petite chapelle, tassée comme coquille d’escargot, toit de lauze à peine luisant, sa minuscule croix de guingois. La petite route et le pont déserts. Un rang de mélèzes et, au-delà, le voile humide de la brume tendu sur toutes choses et d’où viennent de temps à autre les craquements de l’orage.
6/7
(…)
Au soleil, des roses de pierre, des pétales de pierre, des entassements de pétales de pierre mordorés, des entassements de millions de tonnes. Y volète le tichodrome échelette aux ailes enflammées. (Sous l’Aiguille du Lauzet)
7/7
Paul de Roux, Au jour le jour, 3, Carnets 1985-1989, Le Temps qu’il fait, 2002, pp. 40 et 41.
***
1991
Les hommes sont souvent de gros bébés satisfaits d’eux-mêmes, tout étonnés et pleurnichards quand ils tombent de leur chaise.
8/1
Confie-toi à l’échelle sans barreau, au fil aérien du lied. (Au catalogue des souhaits).
Le moins matériel des arts, qui n’est que sons volatils. C’est la musique qui éveille le jeune Apollon, qui ne sait pas qu’il est Apollon, au IIIe livre de L’Hypérion de Keats.
Quai des Célestins. Un soir sur lequel on pilerait de la lumière, qui pose sur la Seine des plaques mouvantes, scintillantes. Une beauté muette dans le bruit, le tourbillon des voitures. Une beauté pour qui ?
20/1
Étrange, mais c’est comme ça : il y a des moments où la sensation de la vie jaillit d’une tasse de café.
21/1
Nous n’intégrons pas la douleur et la mort à notre façon de concevoir la vie. De ce fait nous vivons une vie fantomatique, dont seules nous éveillent la douleur et la mort, mais pour nous écrase d’emblée car rien ne nous y a prépéré – tout nous en détourne.
26/1
Nous avons besoin de petites voix, nous avons besoin de pariétaires dans les anfractuosités des vieux murs.
Le froid tout autour de la Seine, le ciel gris et blanc qui bleuit légèrement par endroit. Les arbres comme pétrifiés. Le froid fait refermer le carnet.
2/2
Paul de Roux, Au jour le jour, 4, Carnets 1985-1989, Le Temps qu’il fait, 2005, pp. 59 et 60.
Paul de Roux dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1, extrait 2, Au jour le jour, extrait 3, extrait 4, extrait 5, in notes sur la poésie, ext. 6, ext. 7, nc1, ext. 8, ext.9, (évènement) La disparition de Paul de Roux