Poezibao publie cette note sur un livre qui est un peu en dehors de son champ habituel. en raison de cette proposition tout à fait convaincante de son auteur, Philippe Fumery : « en lisant le dernier livre d'Annie Ernaux, Mémoire de Fille, j'ai trouvé de réels échos à ce qu'écrit Ryoko Sekiguchi, notamment son conseil d'enregistrer la voix de ceux qui nous sont chers, et cette idée de la présence d'une voix*.
Ici, Ernaux s'interroge sur sa propre voix, à 18 ans, ou celle de cette jeune fille qu'elle a été - dont l'auteur dit "cette fille n'est pas moi mais elle est réelle en moi. Une sorte de présence réelle" (p. 22). Et à la voix de ceux qui partageaient cette expérience de l'été 1958. Bien sûr, Annie Ernaux n'est pas a priori poète, même si elle évoque son rapport de jeunesse à la lecture de la poésie. Mais elle a un vrai questionnement sur la création, sur l'écriture, qui structure notamment ce dernier volume de son œuvre.
Annie Ernaux : entendre leur voix, un thème pour avancer ?
Elle se revoit, ou plutôt elle voit Annie Duchesne, débarquant du train, « provinciale de classe moyenne » (23). Elle sait « ce que ressent cette fille à ce moment précis, je connais son désir… » (24).
Mais il reste une limite à ce travail de mémoire : « Je la vois, mais je ne l’entends pas. Il n’existe aucun enregistrement de ma voix de 1958, et la mémoire retranscrit sous une forme muette les paroles qu’on a prononcées soi-même » (24).
Elle va imaginer, cinquante ans plus tard, rechercher ses anciens collègues. Et d’abord dans l’annuaire téléphonique :
« Je ne voulais qu’une chose au fond, entendre leur voix, même s’il y avait peu de chances que je la reconnaisse, avoir une preuve physique, sensible, de leur existence. Comme si j’avais besoin qu’ils soient vivants pour continuer d’écrire » (38).
Et puis, elle devra aller plus loin, se risquer à rechercher le numéro de téléphone de celui qu’elle désigne comme son premier amant, le responsable de la colonie, H. Toute la page 75 serait à citer. D’abord la chose lui paraît simple :
« Ainsi il me suffirait de composer ce numéro pour entendre la voix entendue pour la dernière fois en septembre 1958. La voix réelle ».
Mais Annie Ernaux se ravise :
« La simplicité du geste m’a paru effrayante. De m’imaginer le faire m’a remplie d’une sorte de terreur ».
Cette terreur n’est pas neuve, Annie Ernaux l’a connue dans une autre épreuve marquante, qui a occupé une place importante dans sa vie et son œuvre :
« Celle qu’il m’est arrivé de ressentir dans les mois qui ont suivi la mort de ma mère à la pensée que, en décrochant le téléphone, je pourrais entendre sa voix ».
Cette expérience atteindrait sa limite : « Comme franchir une frontière interdite ».
Annie Ernaux est déstabilisée, au point qu’elle avoue ceci :
« J’étais entre l’effroi et le désir comme dans une expérience spirite ».
L’enjeu, pour l’auteure, c’est la distance des 50 années, et son abolition. Ce qui est valable pour la voix de la mère, l’est aussi pour celle de H. :
« Le pouvoir que j’attribuais à cette voix de métamorphoser mon être d’aujourd’hui en celui de 58 était forcément une illusion quasi mystique, celle de croire atteindre sans effort, dans un court-circuit miraculeux du temps, la fille de 58 ».
Mais Annie Ernaux revient à des expériences plus terre à terre, se rappelant qu’elle n’avait pas reconnu la voix de son ex-mari dans une ancienne vidéo, et conclut : « Finalement j’encourais plus une déception qu’un danger en appelant H. »
Philippe Fumery
*livre évoqué notamment ici, dans le Flotoir.