30 Août 1997
C’était il y a quelques années, nous faisions une promenade dans l’après-midi torride d’un été du sud. Le village et la campagne environnante semblaient assommés par la chaleur, en attente de la fraîcheur de fin de journée.
Nous avions traversé quelques champs et un ou deux vergers, un chien nous accompagnait. Il courait, sautait partout, flairait toutes les pistes possibles, partait parfois au galop après un lapin distrait, ou essayait d’attraper un oiseau au sol. Malgré l’énergie qu’il mettait dans cette chasse, jamais il n’avait capturé quoi que ce soit. Et pourtant à chaque promenade le chien recommençait avec la même ardeur, avec un entrain et une joie totale. Sans aucun doute, tous ses "échecs" relatifs, ne s’étaient pas transformés en tristes souvenirs. Il ne savait pas s’apitoyer sur lui-même, car pour lui "hier" n’a aucune importance, en fait réellement le passé, "hier" n’existe pas. Seul compte la lumière du soleil, l’odeur de la terre, les talus et les fourrés remplis de caches et de terriers. Seul existe le présent, et dans ce réel, tout est inclus, l’oiseau, le lézard et le lapin gris, l’homme qui l’accompagne, les rangées d’arbres et les belles touffes d’herbes vertes. Et surtout, lui-même n’est pas séparé de cette immensité, de cette diversité qui engendre la beauté du monde.
Après avoir longé un verger d’abricotiers, nous nous étions assis au bord d’un petit cours d’eau, celui-ci sillonnait de part en part, à travers le dédale des champs et parcelles qui s’étendaient à perte de vue. Le chien tout à son bonheur avait sauté dans l’eau, il pataugeait avec grand bruit et ignorait tout de la discrétion. Il avait sûrement flairé une nouvelle piste sur la berge voisine, et il fouillait avec obstination les roseaux et la maigre végétation présente. Il plongeait en créant des gerbes d’eau, ressortait en fonçant dans les feuillages, puis ressautait dans le cours d’eau. Tout ce remue-ménage fracassait le silence de l’après-midi, et toute la nature entendait le vacarme assourdissant. Le chien tout en continuant s’était à présent éloigné, nous étions calmes et très silencieux, sans pensées et immobile, assis sur les cailloux mis en place par la main de l’homme. Les yeux mi-clos, on appréciait pleinement cette lumière d’été, ou chaque chose resplendissait. La vision ne s’attardait sur aucune chose en particulier, quand un mouvement très lent se fit à notre gauche, juste à l’orée d’un bouquet de roseaux.
A un mètre à peine, un caneton venait de sortir du bosquet. Il posait une patte au sol, s’immobilisait, puis posait l’autre patte et s’immobilisait à nouveau. Il se déplaçait très prudemment, avec une lenteur surprenante. Toute son attention était portée sur l’homme assis, sur le danger potentiel qu’il représentait. Le caneton fuyait évidemment le chien, qui avec tout son bruit envoyait ses "proies" à l’opposées de son poste de chasse. L’oisillon avait dû traverser une bonne partie du bosquet, et il avait vu l’homme. Il avait dû observer un bon moment cet être immobile, danger ou pas danger ? Tous les hommes qu’il avait vu bougeaient tous, faisaient du bruit, et il le savait, étaient un danger mortel pour sa famille et lui. Puis celui-ci avait tranché, il n’y avait apparemment pas de danger, l’être semblait très calme, détendu, l’opposé d’un prédateur aux aguets. Cette tranquillité totale donna confiance au caneton, et chose contre nature, il se mit à découvert devant un homme, devant un de ces êtres qui depuis toujours chassent, tuent et mangent ceux de son espèce.
Quand l’homme vit l’oisillon, aucun mouvement ne fut fait, si ce n’est les paupières qui se soulevèrent et les yeux qui suivirent le passage de l’animal. Cette beauté fragile, cette confiance et cette innocence offerte était une preuve que l’amour est perçu. Et que dans cette relation, dans cette unité, il ne peut y avoir de séparation, donc pas de prédation naturellement ; - pourquoi vouloir s’attraper et se détruire soi-même ? Dans cette relation, évidemment la peur et la crainte s’évanouissent, même si l’on reste prudent et attentif. D’ailleurs sans attention, on ne peut rien voir, rien comprendre, rien démonter, et quand l’esprit est rempli de mille illusions, comment pourrait-il s’ouvrir à la réalité ? L’oisillon disparut plus bas parmi les gros cailloux blancs et roux, le chien au loin continuait sa course folle. Nous nous levâmes doucement, c’était une journée magnifique, le ciel était d’un bleu les plus pur, il faisait chaud, et nous vîmes que nous étions véritablement en plein Eden. Nous commencions alors à marcher tranquillement, on imaginait que peut être le caneton nous regardait partir. Cette rencontre nous bouleversait, la vie est fragile et l’être humain est tellement brutal et violent. En s’offrant à notre vue, totalement démunit, sans aucune protection, l’oisillon avait dit "regarde comme je suis beau, mais aussi comme je suis fragile, tu peux me détruire, me réduire à néant. Pourtant je te fais confiance, je m’offre à toi sans armure, je n’ai aucune défense. J’oublie toute la violence des tiens, je leur pardonne tout, " hier " n’existe pas. Je sais que maintenant il peut y avoir autre chose, quelque chose de rare, peut être pas unique, mais rare. J’ai vu qu’il y avait autre chose que la peur et la crainte, je sais que tu le vois aussi. Je t’ai donné cela, je l’ai découvert, jamais je ne l’oublierai et jamais je ne l’ai connu".
Dans un autre temps, on aurait vénéré l’oiseau comme une divinité et on aurait réduit cette vérité en symboles creux. C’était il y a plus de dix ans, mais "cela", qui est au-delà de la peur et de la crainte, "cela" existe toujours. Cette qualité est indépendante du caneton, ou de tout autre être ou animal, simplement cela peut s’exprimer dans une relation au monde. Dans une relation au monde entier, pas à une partie congrue, réduite par la famille, la nation ou la religion. Mais par une relation entière, ou rien n’est retranché ou rejeté. C’est dans cette totalité, dans cette plénitude qu’alors peut s’exprimer l’amour. C’était il y a plus de dix ans, c’est maintenant, c’est intemporel et très sensible, avec de l’intelligence et de la beauté.
Et parfois les yeux se brouillent, les larmes viennent, et l'extase s'empare de tout, de l'écrivain, des souvenirs, du monde entier.
- La béatitude est là, et véritablement, sans aucun intellect, un autre monde s’offre alors.
Paul Pujol," Senteur d'éternité "
Editions Relations et Connaissance de soi
"Promenade d'été", pages 173 à 176.