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Voici presque 60 ans que ces deux enregistrements sont de référence. Et comme tout bon vin qui se bonifie avec le temps, ces deux opéras de Bizet font tout simplement la nique à ceux parus avant et après 1960. Avec en prime une "french touch" irrésistible, une saveur toute hexagonale et par-dessus tout une diction, un ton, une probité musicale qui renvoient aux oubliettes, pour "Carmen", les Karajan, Maazel et Bernstein. Callas-Prêtre faisant figure de curiosité, la version Plasson n'ayant attiré que le fan club de qui vous savez.
Un peu d'histoire pour commencer. Lorsqu'en juin1958 Sir Thomas Beecham (79 printemps au compteur) commence les séances à la Salle Wagram à Paris, il se fâche d'emblée avec Victoria de Los Angeles qui plante là toute l'équipe. Le temps de se réconcilier, de changer de Mercédès suite au décès de Marcelle Croisier, et on recommence le tout en septembre 1959. A noter qu'Ernest Blanc chantait ses Telramund à Bayreuth à la même époque. Quelle santé ces provençaux tout de même...
Carmen donc. Confiée ici à une soprano. Micaela attitrée du Met, Los Angeles ne chantera la cigarière qu'une seule fois en... 1978 aux fins fonds des États-Unis. O tempora O mores!
En cette fin des années '50, la voix est splendide, capiteuse, racée, volontaire, amoureuse, aguicheuse, coquette parfois avec toujours ce drapé de fierté espagnole sans lequel "Carmen" n'existe pas.
Victoria dessine donc une gitane de grande classe, loin des hétaïres lourdement maquillées. Si la habanera reste sexy à souhait, l'air des cartes dessine déjà la mort à venir avec un grave naturellement angoissé, le duo final projetant le personnage dans une course à l'abîme aux odeurs de sang (dans et hors l'arène), un suicide programmé.
Nicolaï Gedda enregistre ici son meilleur Don José. Jeune, ardent, fiévreux de jalousie, bref, le cœur en bandoulière son benêt de soldat ose tout, même le si bémol piano clair et brillant à la fin de son air tant attendu. Beau à en pleurer.
La Micaela de Janine Micheau jette ses derniers feux, l'artiste se retirera des Nationaux peu de temps après sauf erreur de notre part. Disons... un petit feu d'artifices, aux gerbes savamment projetées, distillées, qui font vite oublier çà et là un vibrato un tantinet envahissant, une pointe d'acidité déjà perceptible. Le personnage chanté, rabâché depuis vingt ans n'ayant pour elle plus aucun secret.
Le plus grand, le plus beau, le plus merveilleux Escamillo depuis l'avènement du microsillon reste celui d'Ernest Blanc. Avec sa voix du Bon Dieu, son air (salement écrit) éclatant de force, de machisme, emporte tout sur son passage, tel un cyclone sur la Sierra Morena. Ernest Blanc, immense, impérial, éclipse (le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas) celui de ses confrères hexagonaux, sans parler des étrangers massacrant dans un esperanto parfois impossible une des pages les plus célèbres de l'opéra.
Monteil, Benoit, Hamel, Linval, Plantey font du quintette un délicieux bol d'air mozartien et Xavier Depraz (Zurga) campe en quelques phrases une montagne d'autorité bafouée.
Pour son dernier enregistrement, Sir Thomas Beecham met le paquet. Il connaît la partition depuis 1902! Galvanisant orchestre et forces chorales de la Radiodiffusion Française, la marmaille des Petits Chanteurs Versaillais, le vétéran (d'après certaines confidences, toujours tiré à quatre épingles, d'un chic british magistral) décape la partition, rétablit les récitatifs de Guiraud et coupures ordinaires, teinte le tout dans une bonne dose de Malaga et nous offre la plus vivifiante des musiques car éclatante de lumière, de vie, d'optimisme, qui se déguste comme une Sangria bien glacée.
Indispensable coffret, à la présentation soignée, à la riche iconographie, un livre-disque incontournable. (Warner Classics 3CD 08256469944489)
Changement d'atmosphère et de latitude avec les "Pêcheurs de perles" captés d'octobre à décembre 1960 par la même équipe mais avec Pierre Dervaux au pupitre des chœurs et orchestre du Théâtre National de l'Opéra-Comique.
On prend (presque) les mêmes et on recommence pour un coffret en deux disques au son amélioré qui s'écoute à genoux.
D'accord avec vous, Janine Micheau (impossible de lui adresser un reproche sérieux), comme fatiguée, semble gazouiller la mère de Leila, mais que d'intelligence, d'émotion, de vérité, de passion simple dans ce chant mesuré, hélas sur le déclin. Expérience de la scène aidant, inutile de préciser que son personnage joue ici mieux que d'autres.
Nicolai Gedda (Nadir) et son grand complice devant l’Éternel Ernest Blanc (Zurga hautain, royal, vrai chef de tribu) forment le plus beau duo ténor-baryton d'opéra français gravé à ce jour.
"Au fond du Temple Saint"? Une superbe déclaration d'amour... "Je crois entendre encore"? Un rêve suspendu, hors du temps, chanté en falsettone, donc magique, irréel...
Solide complément: le Nourabad de Jacques Mars.
Pierre Dervaux enfin, fait ce qu'il peut avec un orchestre qui semble décharné. Toutefois, ce qu'il fait est vraiment bien, dans le genre rafistolage de luxe. Ça casse quelques fois, mais çà passe toujours et c'est tant mieux. (Warner Classics 2CD 0190295934811)