En comparaison de ces deux chefs-d’œuvre, tout ce que je lis en littérature récente me paraît bien fade. Quant à ce qu’on appelle la rentrée littéraire, cela m’évoque un sentiment d’étrangeté et de découragement qui m’est venu en purgeant ce qui me fait office de bibliothèque, une vieille armoire bressane et des rayonnages relégués dans une pièce annexe de la maison. J’ai en effet réalisé, en remplissant des colis destinés aux entrepôts de la librairie Gibert, que depuis des années, je n’ai pas lu une seule des nouveautés que la presse et l’édition industrielles cherchent à nous fourguer à coups de plus en plus vains de promotion et de publicité massives.
Lorsqu’une de ces nouveautés me passe parfois sous les yeux, elle n’en est plus une puisque je l’ai acquise en édition de poche. Parmi ces livres de tous genres, certains, très peu, m’ont au mieux distrait ou vaguement diverti, ce qui est déjà beaucoup, mais je n’en garde qu’un souvenir flou. J’ajoute que j’ai souvent acheté ces ouvrages en occasion chez Gibert voire dans des dépôts-vente où l’on trouve des fripes, des vieux meubles, des bibelots et de la vaisselle.
J’étais ennuyé et légèrement honteux d’avoir été incapable, malgré plusieurs tentatives à plusieurs années de distance, d’apprécier et même de lire jusqu’au bout ce que l’on considère habituellement comme le chef-d’œuvre de García Márquez, Cent ans de solitude, beaucoup trop touffu, proliférant et grouillant de personnages à mon goût pour que je puisse m’en imprégner. Après une autre tentative infructueuse avec un grand roman plus classique, L’amour au temps du choléra dont j’avais aimé l’adaptation au cinéma, j’avais la désagréable impression de manquer quelque chose, d’être exclu d’une fête, ce qui m’a dans un second temps conduit à chercher du côté des textes courts du grand écrivain colombien, notamment le délicieux Mémoire de mes putains tristes. Mais c’est vraiment avec les Douze contes vagabonds que j’ai enfin pu accéder au grand art littéraire de García Márquez.
Comme d’habitude lorsque je lis de la littérature romanesque, j’adhère assez peu aux histoires mais essentiellement au style, à la capacité unique d’un écrivain doté d’une vision n’appartenant qu’à lui d’évoquer un univers en quelques phrases voire en quelques mots ainsi qu’on peut le mesurer dans ce formidable instantané : La mer réapparut au bout du labyrinthe de ruelles : neuf mots pour confronter deux espaces qui résument la moitié du monde !
Et après la perspective, le mouvement : En sortant de l’auberge, la señora Prudencia Linero eut devant elle une autre ville. Elle s’étonna de la lumière du soleil à neuf heure du soir, et prit peur en voyant la multitude braillarde qui avait envahi les rues pour profiter du bien-être de la brise nouvelle. Elle se demandait comment il était possible de vivre au milieu des pétarades des Vespa en folie, conduites par des hommes torse nu avec, assises à califourchon sur le porte-bagages, des filles magnifiques accrochées à leur taille, et qui se frayaient un chemin en bondissant et en louvoyant entre les jambons suspendus et les étals de pastèques (extrait de Dix-sept Anglais empoisonnés).
Après de telles fulgurances, se risquer dans l’écrasante majorité des ouvrages mis en avant à grand renfort de marketing et de matraquage publicitaire lors de chaque rentrée littéraire française revient à parcourir l’annuaire des abonnés au téléphone dans la salle d’attente d’une gare de sous-préfecture ! En réalité, la vraie question est de savoir combien de temps ce système éditorial qui a connu son apogée dans les années soixante-dix du vingtième siècle va tenir.
Dans l’accélération de ce processus consistant à fabriquer artificiellement du best-seller dans l’espoir de continuer le plus longtemps possible à faire du chiffre, la littérature s’achemine vers la survie dans une économie de niche, l’un des symptômes les plus évidents de cette évolution étant l’explosion de l’auto-édition. Cette pratique qui ne concernait récemment que les refusés des grands groupes d’édition s’étend désormais aux auteurs de moyens et petits tirages dont la tendance actuelle est de se voir priés par leurs éditeurs (pour ceux qui en ont encore un) d’accepter d’être payés en considération distinguée ou de bien vouloir prendre la porte. À l’évidence, nous entrons dans un autre monde.
Sur ce sujet, la plupart des analyses se focalisent sur les éditeurs et les auteurs. On aurait cependant tort d’oublier que dans ce processus, ce seront les lecteurs et leurs nouveaux comportements de lecture et d’achat de livres qui auront le dernier mot. N’étant probablement pas le seul à ne plus tenir compte des prescriptions de la presse littéraire en matière de nouveautés, à choisir en majorité les éditions de poche et à privilégier l’approvisionnement en livres anciens et d’occasion, de surcroît souvent hors du circuit des librairies, je crois m’inscrire en tant que lecteur dans une tendance lourde qui se fait déjà ressentir dans toute la chaîne de l’économie du livre.