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« Blowback », l’exposition attendue d’Ayman Baalbaki

Publié le 17 septembre 2016 par Savatier

Saleh Barakat est un acteur incontournable du marché de l’art libanais. Depuis vingt-cinq ans, il multiplie les découvertes ; son flair lui a permis de détecter quelques-uns des meilleurs artistes du Proche-Orient, toutes disciplines confondues, tels Shafic Abboud et Michel Basbous (abstrait), Chaza Charafeddine (photographie), Nathalie Khayat (céramique) ou Nadia Safieddine (expressionnisme). Dans sa galerie beyrouthine de Hamra (Agial Art Gallery), il organise régulièrement des expositions temporaires. Cette année, pour célébrer ce quart de siècle dédié à l’art, le galeriste a ouvert un nouveau lieu, qui s’impose d’emblée comme son vaisseau amiral, la Saleh Barakat Gallery, située dans l’élégant quartier Clemenceau. Cet emplacement fut depuis longtemps marqué par la culture ; ancien cinéma d’art et d’essai (on y projetait notamment des films de Tarkovski), ancien théâtre, il propose aujourd’hui aux artistes un vaste espace et des volumes exceptionnellement généreux qui permettent d’accueillir des œuvres et des installations de très grands formats.

De son métier, Saleh Barakat a une vision très claire : il se réjouit de l’intérêt d’un public croissant pour l’art dans un pays où seule une élite y prêtait autrefois attention, mais s’inquiète des dérives d’un marché où le placement spéculatif tend à se substituer au mécénat. Ses préoccupations, finalement, rejoignent celles des économistes qui regrettent de voir disparaître les investisseurs à long terme qui croyaient en l’avenir d’un projet industriel au profit de fonds de pension rapaces capables de se désengager brutalement du capital d’une entreprise si celle-ci ne leur assure pas immédiatement des dividendes suffisants, au risque de la faire disparaître. Le mécène croit en un artiste, il le soutient et suit ses évolutions avec patience. La démarche du galeriste beyrouthin est identique, et rien ne l’illustre mieux que l’exposition accueillie dans son nouvel espace depuis hier (et jusqu’au 26 novembre), véritable « carte blanche » offerte au plasticien Ayman Baalbaki qui y présente quelques-unes de ses œuvres les plus récentes (2013-2016).

ambassade

Pour les lecteurs assidus de ces colonnes, ce nom n’a rien d’inconnu ; depuis que je l’ai découvert en 2011 dans une exposition collective, je suis avec constance le cheminement de cet artiste qui compte parmi les créateurs les plus talentueux de sa génération – et bien au-delà du Proche-Orient.

barakat

Né en 1975, année où éclata la guerre civile, Ayman Baalbaki n’a finalement jamais connu de période pacifiée. D’autres guerres, d’autres occupations se sont succédées, suivies du terrorisme qui n’épargne pas plus le Liban que tout autre Etat. Cet univers de chaos permanent et polymorphe a nourri son imaginaire ; il a fait de cette instabilité quotidienne la thématique centrale de son œuvre. En vrai artiste, il allie une réflexion sur l’Histoire et la mémoire à l’observation d’un présent qui en constitue les séquelles. On ne s’étonnera donc pas que cette exposition s’intitule « Blowback ». Le terme semblera énigmatique à tous ceux qui ne suivent pas l’actualité géopolitique ; il mérite donc une courte explication. « Blowback » est un euphémisme inventé par les stratèges de la CIA pour désigner les conséquences désastreuses que subit un pays suite aux opérations d’espionnage ou aux interventions armées qu’il mène. On pourrait le traduire par « retour de bâton ». Ainsi, l’intervention française en Libye, pour le moins malheureuse, a-t-elle permis d’équiper des djihadistes qui, aujourd’hui, retournent ces armes contre nos soldats. Cet effet boomerang, né des objectifs à court terme des gouvernements, a une fâcheuse tendance à se propager sur une longue période, c’est pourquoi les sujets réalisés par Ayman Baalbaki font parfois référence à des événements distants de plusieurs décennies ou à des réalités actuelles issues de phénomènes passés.

avion

Ainsi, une grande toile reprend le thème, récurrent dans sa peinture, de l’ambassade américaine à Beyrouth qui fut entièrement dévastée lors de l’attentat du 18 avril 1983 ; d’autres font aussi référence à l’attaque par un commando israélien de l’aéroport international en décembre 1968, qui avait détruit plusieurs avions de la MEA. Deux grands formats représentent le célèbre « Barakat Building » qui, pendant la guerre civile, abrita de nombreux snipers et le « Dome City Center », cinéma aussi connu ici sous le nom de « l’Œuf », dont la ruine reste toujours visible au centre de la capitale et sur lequel l’artiste a choisi d’apposer un néon portant l’expression « The End ». Cette technique mixte n’est jamais gratuite, c’est pourquoi une autre peinture, figurant un cheval de frise, porte la mention lumineuse « 1559 » qui rappelle la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies de 2004 demandant le retrait des troupes étrangères du sol libanais.

champ

Il ne faudrait pas toutefois conclure hâtivement que la création de l’artiste se limite au périmètre circonscrit de son pays, voire au public libanais. Derrière ces sujets, se dessine en effet une démarche qui vise le caractère universel des conflits. Un grand triptyque en témoigne, qui occupe le fond de la salle principale et représente un terrain dévasté qui laisse au spectateur une entière liberté d’interprétation ; pour les uns, ce pourra être un champ de ruines, pour les autres un paysage bombardé de Verdun pendant la Première guerre mondiale. Une installation qui lui fait face et figure un cheval de frise est d’ailleurs directement inspirée d’un poème de Guillaume Apollinaire écrit en 1915. L’universalité se retrouve encore dans deux séries de toiles de moyen format, l’une représentant des plots de béton tels qu’il en existe pour barrer les routes ou protéger les édifices publics, sur lesquels s’inscrivent une foule de signes distinctifs (du drapeau libanais à celui de Daech), l’autre des drapeaux en train de brûler, où une vingtaine de nations se retrouvent groupées sur un mur dans une parfaite égalité, puisque nous sommes tous, de par le monde, l’ennemi désigné de quelqu’un.

drapeaux

Ayman Baalbaki est un penseur qui, d’années en années, creuse son sillon ; on l’a un jour assimilé à une rock star, or, il en est tout l’opposé – il suffit de le voir se déplacer à bicyclette dans la circulation anarchique de Beyrouth où la notion de priorité se mesure à la taille du véhicule et à la puissance de son klaxon pour le comprendre. C’est un homme discret, fidèle à ses idées. En dépit d’une cote (à six chiffres) en constante progression sur le marché de l’art , il n’a, depuis des années, participé qu’à des expositions collectives alors que sa notoriété lui aurait permis de s’imposer partout où il l’aurait voulu.

The_End

L’artiste porte un regard critique sur les mutations du monde qui l’entoure ; ses créations en sont une traduction expressive qui interroge l’identité, l’Histoire, l’exil, la souffrance et réveille une mémoire collective que les élites politiques préféreraient enterrer. L’œuvre dérange d’autant plus qu’elle tire autant sa force des thématiques qu’elle traite que des techniques employées pour sa composition. Un Baalbaki se reconnaît au premier regard. Il y a une esthétique baalbakienne qui se retrouve jusque dans les supports utilisés : plateaux de table ronde, toiles, bâches tendues servent de base, sur lesquels se superposent des strates inattendues de tissus fleuris que les femmes chiites du Sud utilisaient traditionnellement dans le passé, d’affiches semi-déchirées. Sur ces couches successives, la peinture s’abat dans l’énergie et l’urgence ; la pâte ménage des effets de matière, on imagine la brosse s’activer comme sous le coup d’une impulsion que trahit le mouvement. Les couleurs se confrontent, se mélangent, coulent, s’entrecroisent, font naître des formes explosives. On pourrait parler de « figuration lyrique » (par référence à Georges Mathieu qui réalisait énergiquement et rapidement ses toiles d’abstraction lyrique), mais le travail du peintre est ici de longue haleine ; précis, il demande du temps et s’apparente plutôt à une figuration post-pollockienne dont le dripping n’est jamais très loin. Ces toiles nécessitent du recul pour en saisir la signification, mais aussi une observation de près pour comprendre tout le travail de la main.

Rien de ce qui se déroule dans cette région n’invite à une perspective optimiste du monde. La peinture d’Ayman Baalbaki, loin d’une bien-pensance angélique ou d’un misérabilisme larmoyant, en témoigne avec vigueur.

Illustrations : Photos réalisées pendant l’accrochage, © Rim Savatier.


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