Illustrations d’Éloïse Oddos
Bonnes pages…
Illustration d’Éloïse Oddos
De nos jours, les rêves d’« ex », d’anciens époux ou épouse, sont très fréquents, comme sans doute les rêves de co-épouses dans les sociétés polygames. Si notre régime matrimonial est celui de la monogamie, notre vie quotidienne au sein de groupes de plus en plus nombreux, nos ruptures amoureuses, nos nouvelles rencontres, celles qui aboutissent et celles qui restent à l’état d’ébauche, peuplent nos pensées, nos fantasmes et nos rêves. Sous le régime d’une polygamie virtuelle, au fond de nous-mêmes, nous restons fascinés par la multiplicité des possibles.
Avec qui se laisser aller, avec qui construire un temps son existence ? Souvent, nous avons fait un choix. Mais restent ceux que nous n’avons pas faits, nos chances manquées, nos évitements, nos renoncements. Ceux-là sont rémanents. Ils réapparaissent sous toutes les formes, dans nos pensées et dans nos rêves, pour réécrire l’histoire ou pour la poursuivre, ne fût-ce que virtuellement.
Ces réapparitions méritent d’être interprétées. Elles viennent éclairer le quotidien, impulsent de nouvelles idées pour l’avenir. Elles sont leçons du passé et stratégies d’existence.
En voici un, typique, celui de Laetitia.
Mon ex me regarde faire l’amour
Laetitia, 47 ans, banlieue lyonnaise
Rêve : Mon ex-mari entre brutalement chez moi accompagné de son chef. Ils ont passé la nuit à faire, à tour de rôle, l’amour à une cliente. Tous deux se vantent de leurs exploits sexuels avec cette jeune femme. C’est alors que mon ex propose à son chef de me faire l’amour pendant que lui regarderait. Dans le rêve, fragilisée par mon récent divorce, je me laisse faire, sans éprouver ni plaisir ni dégoût. Après l’acte, je me rhabille en silence, triste. Je me réveille profondément amère. Je me sens très mal depuis…
Discussion : Tristesse dans le rêve, amertume au réveil… Laetitia se pense souillée de s’être livrée à un acte sexuel sans amour. Perplexe, elle se demande si elle ne révèle pas par ce rêve quelque penchant pervers. Pourtant, ce n’est pas ainsi qu’elle se perçoit. Mais ce qu’elle a pu lire ou entendre ici ou là sur la capacité des rêves à mettre à jour des désirs refoulés… Tout cela serait-il vrai ?
Lors de notre conversation téléphonique, je la rassure. Ce n’est pas ainsi qu’il faut considérer les choses. Un rêve n’est pas une photographie de notre inconscient, mais une sorte de pari sur l’avenir. Et puis, nous parlons de son mari, son ex-mari… La plus grosse déception de sa vie, l’effondrement d’une existence, comme un décor qui s’écroule laissant place à un champ de ruines.
Elle m’a raconté la relation fusionnelle qu’elle a entretenue durant 25 ans avec lui, l’univers qu’ils avaient construit, à deux. Ils se sont connus à 20 ans ; ont découvert l’amour ensemble… et la vie. Tous deux encore étudiants, ils se sont stimulés, ont réussi de bonnes études. Lui s’est trouvé une situation confortable et elle un métier qu’elle aime, qui lui a permis de se réaliser, d’exprimer sa créativité. C’était une relation « à l’ancienne » : il était à la fois son mari et son guide, le capitaine de leur navire.
Mais un jour, elle a découvert qu’il menait une double vie, entretenant depuis des années une liaison avec une collègue de bureau. Questionné, il a nié. Laetitia a eu recours aux services d’un détective. Elle lui a mis le nez dans ses fourberies et ses mensonges, l’a contraint à reconnaître son infidélité. Et depuis lors, c’est un désastre ! Séparation, avocats, disputes, divorce… Et quelquefois, elle s’interroge. N’aurait-il pas mieux valu ne rien savoir, ne pas voir ? Je réagis : Voir ?… Voir, ce que l’on n’aurait pas dû voir. C’est précisément la question que pose son rêve.
Dans son rêve, Laetitia se donne à voir alors qu’elle s’adonne à une relation perverse avec le patron de son mari. Inversion dont les rêves sont coutumiers puisque c’est elle qui a révélé la perversité de son mari ; elle qui a vu ce qu’elle n’aurait pas dû voir. Retournement de situation : dans le rêve, le voyeur s’offre à la vue alors que le surpris surprend. Et de la passivité qu’elle se reprochait la voici devenue active.
Voilà donc le premier message du rêve : pour se sortir de l’ornière, il est primordial de transformer la passivité en activité.
Elle l’a fait, du reste, mais sur le coup de la colère, sans vraiment y croire. Après la séparation, Laetitia a entretenu quelque temps une relation amoureuse avec un autre homme. Il lui fallait prouver qu’elle était encore capable de plaire. Cette relation qui était une revanche exhibée à la face du mari n’a pas duré bien longtemps. Mais après cela, quelle tristesse finalement ! La confrontation les a laissés tous deux épuisés. Aujourd’hui, son mari est aussi triste qu’elle. L’exigence de vérité de Laetitia l’a coincée ; sa fierté l’empêche désormais de faire machine arrière.
Double aporie qu’aiment à traiter les rêves. Elle ne peut se satisfaire de la situation actuelle qui la contraindrait à penser que 25 ans de sa vie n’étaient qu’illusion ; elle ne peut davantage revenir en arrière, faire comme si elle n’avait pas vu la trahison de son mari. La solution qu’imagine le rêve : il lui faut changer !
Je lui fais remarquer combien elle était étonnée de cette relation sexuelle dans le rêve avec le patron de son mari, un homme qu’en réalité, elle n’a jamais rencontré. Avoir une relation sexuelle en rêve avec un supérieur, un patron, une patronne, un ministre, le Président de la République (ce qui n’est pas rare) prédit un changement dans son mode d’existence – promotion sur canapé dans le rêve, organisation délibérée de son avancement dans la vie. César n’a-t-il pas rêvé d’un coït avec sa mère avant de se décider à prendre Rome[1] ?
Voici donc la décision prise en rêve. Plutôt que s’acharner à résoudre la double aporie, il lui faut déplacer le problème, y revenir à partir d’une autre position, métamorphosée. Se réaliser davantage dans sa profession avant d’envisager une nouvelle relation amoureuse.
Voici donc le conseil que je lui ai donné :
Si vous avez cette relation avec le patron de votre ex-mari, c’est que vous allez changer dans votre métier. Dans les rêves, les relations sexuelles sont souvent le théâtre de notre vie professionnelle, sans doute du fait que l’on passe bien plus de temps à commercer avec son métier qu’avec son amour. Vous me l’avez dit, vous terminez une formation qui vous permettra de progresser. Vous réussirez, j’en suis persuadé. Permettez-moi seulement de traduire votre rêve par une formule : « plus indépendante et non pas soumise, plus désirable d’être différente »…
[1] Dans sa Vie de Jules César, Suétone raconte qu’alors qu’il était magistrat en Espagne et qu’il s’était langui devant la statue d’Alexandre pensant qu’à son âge l’autre avait conquis le monde, César fit un rêve durant lequel il violait sa propre mère. Les devins interprétèrent son rêve en lui rappelant que notre mère à tous était la terre et qu’il soumettrait, par conséquent le monde à sa volonté. Peu de temps après, César passa le Rubicon et s’empara du pouvoir à Rome.