Quoi de plus naturel que la perception ? J’ouvre les yeux, je tends l’oreille : s’offre alors à mes sens en éveil tout un monde de formes, de couleurs et de sons. En apparence ce sont des données immédiates de la conscience, que je reçois sans peine ni effort. Il ne semble pas que nous ayons à apprendre à nous servir de nos cinq sens. Il a pourtant bien fallu que l’enfant apprenne à situer les objets dans l’espace, et on sait qu’un aveugle qui recouvre la vue ne parvient pas à reconnaître aussitôt les choses qu’il connaît pourtant par le toucher. Il existe enfin des erreurs perceptives, qu’il faut redresser. D’où la possibilité d’une éducation, d’une rectification de notre regard sur le monde. Notre perception dissimule-t-elle une sorte de savoir implicite, acquis et constamment sollicité ?
On pouvait distinguer avec Aristote les facultés naturelles et acquises. La faculté à manier un outil ou à effectuer des calculs mentaux a dû être apprise ; une fois acquise, elle est comme une seconde nature, dont je me sers à mon gré. Je peux de même faire usage ou non de mes cinq sens ; simplement je n’ai pas eu d’abord à les acquérir. La faculté de percevoir est naturellement en moi, celle de compter ou de forger l’est techniquement. Ce n’est donc pas l’éducation qui l’imprime en moi : soit j’en suis doté, soit j’en suis privé, mais je n’en suis pas l’auteur. — Un empirisme qui conçoit la perception comme l’empreinte des choses dans ou sur l’esprit, ajouterait que ce qui se produit mécaniquement n’est pas susceptible d’être modifié ou amélioré : nous ne faisons que recevoir les impressions des choses, en toute passivité.
A quoi on peut objecter la thèse du jugement implicite. Ainsi nous ne voyons pas l’objet lointain, mais le voyant petit, nous le jugeons lointain. Nous savons les nuages plus éloignés que les immeubles qu’ils jouxtent, mais ce n’est pas la vue qui nous l’enseigne. La perception des distances relève d’un acte de l’esprit, ce qui explique que nous puissions commettre des erreurs, par exemple à l’occasion d’un trompe-l’oeil ou d’autres astuces similaires. Si on me fait soupeser deux cubes de même masse mais de taille très différente, je crois sentir que le plus gros est plus lourd. Si on me bande les yeux, l’illusion disparaît. A la racine de cette illusion il y a d’après Alain le jugement selon lequel ce qui est volumineux a coutume d’être pesant, d’où une attente, et une préparation musculaire qui modifie ma perception.
La perception des oeuvres d’art pouvait offrir un dernier axe de réflexion. Il y a une part de convention et de mode dans ce que nous appelons beau, gracieux, élégant. De là des a priori, qui peuvent nous détourner d’authentiques beautés. L’appréciation de certaines oeuvres d’art, musicales ou picturales, suppose que l’on ait d’abord surmonté un certain nombre de préjugés et d’habitudes. Il faut apprendre à aimer Balzac, ou Van Gogh, ou Beethoven. Comme on dit, ce n’est pas immédiat. Il y a ainsi une éducation du goût. Ce qui implique d’après Kant que le goût ne soit pas simplement un plaisir des sens, mais aussi un certain jeu des facultés supérieures de l’esprit (l’imagination et l’entendement). A nouveau c’est la présence implicite de facultés intellectuelles au sein de la perception qui justifie la possibilité d’une éducation.