Avec la fête du Sacrifice qui se déroule ces jours-ci, le cinéma arabe espère faire ses meilleures recettes de l’année. L’autre secteur de la production audiovisuelle, celui du feuilleton télévisé, à peine fini les comptes de l’année dernière, prépare déjà la saison prochaine, avec pour objectif principal les sorties de ramadan en juin prochain.
Dans une saison marquée par la multiplication d’émissions exploitant, souvent scandaleusement, le dispositif de la caméra cachée, certains critiques n’hésitent pas à se moquer de la production syrienne en affirmant qu’on pouvait la faire entrer elle aussi dans cette catégorie tellement les feuilletons proposées cette année étaient affligeants de médiocrité. À dire vrai, le jugement vaut pour l’ensemble de la production arabe, particulièrement mauvaise durant ce ramadan. Par ailleurs, on peut aussi considérer que la survie du secteur audiovisuel syrien dans un pays en guerre depuis plus de cinq années est en soi une surprise, voire un miracle. Après avoir subi depuis plusieurs années un boycott sévère de la part des chaînes financées par le Golfe, les seules à disposer de gros budgets, le feuilleton syrien a su composer avec le départ d’une partie importante de ses meilleurs professionnels à l’étranger très vite après le début des soulèvements. Néanmoins, ceux qui tablaient, il y a quelques mois encore, sur un renouveau de l’industrie de l’image en Syrie, plus « compétitive » que jamais grâce à la chute vertigineuse de la livre syrienne (seules les super vedettes ont des cachets – modestes – en dollars) faisaient tout de même preuve d’un bel optimisme : on est très loin des grandes années où le feuilleton made in Damascus régnait en maître sur le paysage audiovisuel arabe.
L’importance de la crise n’a pas échappé aux premiers intéressés, les professionnels locaux, et certaines de leurs réflexions sur la question méritent qu’on s’y arrête. Dans un article récent, Muhammad Ozon (محمد الأزن ) revient ainsi sur l’accusation, très souvent reprise, d’un manque cruel de bons scénaristes. Un tel argument, comme l’expliquent certains de ses interlocuteurs, revient à plaquer sur l’industrie de la drama les critères qui valaient autrefois pour l’écriture romanesque par exemple. Ce ne sont pas des individus qui font le feuilleton car celui-ci, depuis ses débuts, est une industrie collective (sinâ’a jamâ’iyya), qui doit composer avec les conditions du marché, lequel est aujourd’hui totalement dominé par l’« argent arabe » (comprendre : les fortunes du/faites dans le Golfe). Comme le résume cruellement l’auteur de cet article, c’est à cause de la domination de ces capitaux que certains talents syriens se louent aujourd’hui aux Émirats pour produire des drames historiques à l’intention de Saoudiens qui croient encore vivre au temps des Ottomans et de leurs harems !
C’est bien la pression de ces intérêts financiers qui détermine en définitive la production audiovisuelle arabe, imposant des orientations politiques et religieuses, mais aussi esthétiques, qui favorisent des produits superficiels, destinés à une consommation de masse respectueuse des frontières politiques ou religieuses où le « réalisme social à la syrienne » n’a plus sa place. Dans ce système, les professionnels de la création, et en particulier les scénaristes, sont d’autant moins capables de résister qu’ils réagissent en ordre dispersé contre une réglementation qui ne tient guère compte de leurs droits à la propriété intellectuelle (on ne compte plus les procès entre producteurs, scénaristes, réalisateurs, à l’image de la dispute juridique acharnée autour des dépouilles du naguère très célèbre feuilleton Bab al-hâra).
Dominé par les capitaux et l’idéologie du Golfe, le paysage audiovisuel arabe est aussi étroitement surveillé par des régimes qu’inquiète terriblement une instabilité politique plus exacerbée que jamais. Du coup, la censure est encore plus tatillonne qu’auparavant, au point qu’on voit se multiplier les séries directement inspirées d’œuvres étrangères (Le Parrain, comme on l’avait signalé ici par exemple). En effet, comme l’explique très bien cet article, annoncer qu’on s’inspire de telle ou telle œuvre étrangère, et affirmer qu’on en donne une adaptation libre, c’est en réalité préserver une petite marge de liberté puisqu’on échappe mieux à la censure dès lors qu’on suit un scénario connu à l’avance, et même reconnu, s’agissant de grands succès commerciaux internationaux.
Avec pour conséquence un paradoxe qui illustre bien la situation du moment dans le monde arabe, à savoir qu’on y accueille plus facilement, en particulier dans l’univers de la consommation, tout ce qui vient de l’étranger, jugé a priori comme digne d’intérêt et en tout cas de meilleure qualité que les produits locaux, lesquels, en revanche, sont d’autant plus marginalisés, et même invisibles, qu’ils sortent des sentiers battus et qu’ils osent interroger l’ordre établi, dans toutes ses composantes.
Oui, ce n’est pas forcément encourageant pour la prochaine saison…