Milan est photographe. L’acuité de son regard est certainement prédatrice – comment être photographe si l’on n’a pas l’instinct de chasse ? Mon ami pourrait se rendre maître par la séduction ou l’effet de surprise, empêcher la proie de résister afin qu’elle se rende ; il est bien plus subtil. Il ne montre pas son appareil, si bien que ses futures prises ne voient rien venir. Il lui faut cette dessaisie par quoi la victime consent sans tout à fait capituler. Surtout pas une reddition qui donnerait un portrait sans vie. En une fraction de seconde, il a extrait de sa veste un minuscule boîtier cabossé. Il a armé, visé et aussitôt rengainé. On n’y a vu que du feu. Sur la Marne, c’est lui qui a fait mon éducation. Nous nous sommes donné rendez-vous sur le pont de Dormans.
Dans son nid d’aigle, Milan a créé un savant désordre qui tient du cabinet de curiosités. Livres, tableaux, objets sont entassés, cramponnés aux murs, empilés sur des tables, rapetissant peu à peu l’espace disponible. Pour circuler, il faut slalomer à travers d’étroits passages, contourner des haies de recueils de poésie, des massifs d’albums, enjamber des casiers, des tablettes surmontées de photos. Le foisonnement de ces trésors est en extension constante. Quand il n’y a vraiment plus de place, Milan ouvre une pièce nouvelle de sa grande demeure. Il n’est pas animé par la jouissance du collectionneur, plutôt par un goût de la présence et de la connaissance. Avant d’aller photographier un écrivain, un artiste, une célébrité, il a tout lu de lui. Rien n’est laissé au hasard. Il s’imprègne, cherchant le fameux « motif secret » d’une existence ou d’une œuvre cher à Henry James. Ses tirages sont recherchés par les collectionneurs. Aucun marchandage.