Enseignante dans un collège de région parisienne, Laure des Accords faisait déjà dans L’Envoleuse (2014), le portrait d’une adolescente singulière. Une grosse Gisèle quasi-mutique aux robes de coton beige et aux chaussures de vieille femme, dont le souvenir a marqué pour la vie entière Guillemette et Romain. Comme dans ce premier roman, la figure adolescente de Grichka n’est décrite que par des narrateurs adultes. Madame Kerouani surtout, et plusieurs autres personnages plus ou moins proches du jeune garçon. Si cette polyphonie démultiplie le mystère de Grichka, elle fait aussi émerger un passé enfoui, dont la consonnance russe du titre donne une idée.
Ce n’est pas par hasard que Grichka a un jour avalé le contenu d’une bouteille d’alcool blanc et les petits cachets bleus que le docteur Caillois donnait à sa grand-mère. Il est le dernier maillon d’une longue chaîne de douleurs contenues dans le silence, depuis une guerre dont rien n’est dit d’autre que la présence d’un jeune soldat allemand. Soldat violeur. Soldat inconscient. Mais Grichka est tout sauf un roman du ressassement. Peu à peu, le héros s’habitue au monde et aux mots. Il découvre l’amour, le théâtre et ce qui se cache derrière les pleurs et les silences de ses parents. Et autour de lui, les êtres se reconstituent. Ils tissent ensemble leurs chagrins. Leurs différences.
L’histoire de Madame Kerouani se mêle à celle de Grickha. Par petits morceaux, sans raison apparente. Laure des Accords cultive ainsi la béance qui sépare chacun de ses fragments, et entre lesquels chacun peut mettre ce qu’il veut. Explications historiques ou métaphysiques, anecdotes surréalistes… Un certain Lazare Monticelli, fils d’immigré et ouvrier à la retraite, s’immisce aussi dans le texte. Étranger à tous les autres, il incarne l’hétérogène et le coq-à-l’âne du texte. Comme la narratrice principale, également fille d’immigré, il dit aussi la richesse du mélange culturel. Son potentiel en matière de langage, dans des sociétés encore marquées par les horreurs de la guerre. Tout cela de façon implicite, sans aucun didactisme. Avec une liberté réjouissante et un optimisme dont nous avons plus que jamais besoin.
Anaïs Heluin
Grichka, Laure des Accords Verdier, 120 pages, 13 €.