" La langue est un instrument de pouvoir. La manière dont chacun désigne choses - un ennemi, un projet, un produit - contribue à déterminer ce que les autres en pensent. En retour, tout individu est manipulé, au quotidien, par les mots ; ceux des hommes politiques, des publicitaires, des journalistes et des juristes ; ceux des collègues et des proches. Nous avons conscience de cette puissance de la langue, sans pouvoir nous y soustraire pour autant...
Les mots ne servent pas seulement à véhiculer des informations. Ils éveillent des attentes et des souvenirs, ils influencent nos jugements et nos décisions, ils recréent le monde dans notre esprit. Et le résultat peut étonnamment vite se dissocier de la réalité... Les images lexicales nous imposent une vision du monde. Elles font des voleurs du bien public d'attendrissants "réfugiés fiscaux" et d'authentiques réfugiés des "raz de marée" menaçants. La métaphore oriente la pensée dans une direction bien réelle. Elle suggère des ébauches de solution pour les problèmes qu'elle désigne : n'est-il pas évident qu'il faut construire des digues si un raz de marée menace le pays ?
Les psychologues américains Lers Boroditsky et Paul Thibodeau ont révélé cette capacité des métaphores à manipuler les opinions politiques en menant une expérience étonnante. Ils ont présenté à certains cobayes le texte suivant :
" Une bête ravage la ville d'Addison : il s'agit du crime. Il y a cinq ans, tout allait bien à Addison. Mais, au cours des cinq dernières années, les systèmes de défense de la ville se sont affaiblis et celle-ci a été livrée au crime. Aujourd'hui ont lieu plus de 55 000 incidents criminels par an - leur nombre a augmenté de plus de 10 000... Quelles solutions proposeriez vous pour réduire la criminalité ? "
71% des, personnes interrogées au sein de ce premier groupe répondirent qu'il fallait pourchasser les criminels et les punir plus durement encore. Un second groupe fut d'un autre avis. Ses membres recommandaient plus souvent de rechercher les causes de la criminalité, de lutter contre la pauvreté et d'améliorer l'accès à l'éducation. D'où venait cette discordance ? D'un simple mot. Alors que le texte du premier groupe décrivait la criminalité comme une "bête", il était question dans le second texte d'un "virus" - d'un agent pathogène, donc, contre lequel la prévention pouvait être utile. Il ne semble pas exagéré de dire, à l'instar des linguistes californiens George Lakoff et Elizabeth Wehling dans leur livre The little blue book. The essential guide to thinking and talking democratic. (Free Press 2012) que les métaphores peuvent orienter le comportement politique de nations entières. " Aucune relation entre les partis et les électeurs n'est plus intime et plus importante que celle qui - de cerveau à cerveau - est établie par la langue" "
Claudia Wustenhagen : extrait de " ces mots qui nous gouvernent", article dans la revue Books n°77, juin 2016, à propos du livre de Marianne Hanseler : "Métaphores sous le microscope"