Et Emmanuel Carrère vint. Un peu plus tôt que prévu lors de la première publication du Royaume :
son éditeur avait cédé devant le déferlement d’articles et d’entretiens et a avancé
de deux semaines une mise en vente annoncée pour le 11 septembre 2014. Un peu comme
si, toutes proportions gardées, Jésus naissait deux semaines avant Noël. Ou
comme si Luc, celui de l’évangile, « qui
se veut historien, fournisseur de données fiables et vérifiables »,
avait manipulé les dates d’un recensement qui a eu lieu dix ans après la mort
d’Hérode pour envoyer Marie et Joseph à Bethléem où doit naître l’enfant. « C’est une erreur classique de
scénariste : s’acharner à résoudre une incohérence sur laquelle tous les
efforts qu’on déploie ne font qu’attirer l’attention, en sorte qu’elle se voit
comme le nez au milieu de la figure ».
En vérité, Emmanuel Carrère nous le dit, Luc a accompli
cette manipulation et quelques autres, en romancier plutôt qu’en historien. En
excellent romancier, puisque ses meilleures scènes sont inoubliables.
Le Royaume parle
donc de cela : le Nouveau Testament, les apôtres, le Christ, la
constitution d’une Eglise destinée à durer, et qui dure encore. Mais dans une
perspective qui mêle la fiction au rationalisme : « si je suis libre d’inventer c’est à la condition de dire que
j’invente, en marquant aussi scrupuleusement que Renan les degrés du certain,
du probable, du possible et, juste avant le carrément exclu, du pas impossible,
territoire où se déploie une grande partie de ce livre. »
Dans cette mise en perspective, Emmanuel Carrère se place en
personnage. Il n’écrit plus de fiction depuis quinze ans mais n’en dédaigne pas
les mécanismes. Et il porte un grand intérêt à ses rapports avec ce dont il
parle. Dans ce cas précis, c’est intéressant : il a vécu, au début des
années 1990, une période de foi intense pendant laquelle il a écrit chaque jour
des commentaires sur l’évangile selon saint Jean, respectant les prescriptions
du christianisme : la prière et la messe quotidiennes, le mariage à
l’église, le baptême de ses fils… Puis cela lui est passé, mais il valait la
peine d’observer, vingt ans plus tard, qui il était alors. Et de superposer son
propre parcours à celui de Paul et de Luc, les premiers Chrétiens auxquels il
s’intéresse le plus dans Le Royaume,
sans négliger une foule de personnages qui, à leur manière, ont changé le
monde.
Ce livre composite est, à certains égards, passionnant et
même drôle. A l’usage de lecteurs qui n’ont guère fréquenté le Nouveau
Testament et les écrits des historiens de l’époque, il trouve des raccourcis
audacieux entre les premiers temps de notre ère et des faits plus proches de
nous. Paul est pour Jacques (réputé être le frère de Jésus) « l’équivalent de Trostky pour
Staline ». Titus, généralissime romain pour l’Orient, écrase Israël :
« Les terroristes, comme l’a dit
Vladimir Poutine dans le contexte assez voisin de la Tchétchénie, devaient être
butés jusque dans les chiottes. » L’hypothèse de la disparition du
corps du Christ qui ne se trouve plus dans son tombeau pourrait, plutôt qu’une
conséquence de sa résurrection, avoir été l’œuvre de l’autorité romaine, « soucieuse comme le commando américain
qui a anéanti Oussama ben Laden d’éviter qu’un culte se propage autour de sa
dépouille ». On pourrait multiplier les exemples, ils abondent, et
faire aussi le détour par Philip K. Dick, sur qui Emmanuel Carrère a écrit un
livre et dont la fin de vie a été mystique…
A d’autres égards, ou plutôt à d’autres moments,
l’écrivain installe un ennui élégant, quand il interroge le Nouveau Testament
avec sérieux. Mais probablement le sérieux et l’ennui étaient-il, d’une
certaine manière, une part indispensable du projet littéraire.