Magazine Culture

Darryl Zeuja, l’empire Jihelcee

Publié le 07 septembre 2016 par Unionstreet

DarrylZeuja_CharlyneMagnan_02_BD© Charlyne Magnan

Posés dans un café du centre de Paris, on rencontrait Darryl Zeuja, que certains ont connu sous le pseudonyme de Areno Jaz. Une entrevue qui fleure bon le hip-hop… Darryl nous y parle de son désire d’émancipation et d’indépendance face à un système qui étouffe bien souvent la création musicale. En trame de fond sa carrière mais surtout Jihelcee, le label qu’il fait vivre au travers de sa musique et d’artistes tels que Vaati, Nakatomi Plaza ou encore Ugly & Durty.

Union Street : Salut Darryl. Pour cette interview, on a désiré prendre un angle plutôt large et mettre en avant ton label, Jihelcee Records, plus que ton individualité. Car force est de constater que tu fais beaucoup pour son évolution et que beaucoup de choses se passent depuis un moment entre les sorties de Nakatomi Plaza, Vaati, Nusky et Vaati…

Darryl Zeuja : Alors Nusky et Vaati, ce n’est pas nous. On soutient la cause parce qu’on les aime bien mais pour le coup ils sont tout seuls. Après je leur ai déjà dit que si en temps et en heure, ils avaient besoin on pouvait faire les choses mais c’est un autre projet. Ils sont très indépendants, et il y a une équipe qui commence à se mettre autour et qui commence à se construire peu à peu, mais c’est chanmé d’ailleurs ce qu’il se passe.

Par contre Vaati en solo, il est bien sur Jihelcee Records, on l’a kidnappé.

US : Ce qu’on aimerait pour commencer, c’est de revenir sur la génèse du label. On connaît tous ton histoire avec 1995, vous avez connu une ascension assez rapide, vous avez fait des grosses tournées, des grosses scènes… Mais comment et pourquoi as-tu eu envie de le créer ?

DZ : On revient très loin en arrière, mais déjà quand j’ai créé 1995 qui était P.O.S. à la base, c’était déjà un genre de Jihelcee dans ma tête, je voulais déjà faire ça. Mais après ça prend toujours des formes différentes en fonction des gens qui composent le truc. Au début c’était large, on était des rappeurs, il y avait un graffeur aussi, moi je faisais du graffiti… mais au fur et à mesure tu avances avec les gens motivés donc on était motivé pour rapper et les graffeurs ont un peu lâché, et on a tout niqué.

Mais si tu regardes il y avait déjà mille collaborations. Il n’y a pas que nous qui sommes arrivés, il y a une multitude de groupes, labels, collectifs, marques… il y a mille noms qui sont ressortis de tout ça.

Et quand j’ai vu qu’avec 1995 on était sur un autre format que l’idée de collectif que moi j’avais en tête, j’ai créé Jihelcee, à peu près en 2010. Donc la plupart des gens ne connaissaient pas encore 1995 que j’avais déjà créé Jihelcee et je me suis attelé à faire le travail que je voulais faire. Vu que nous on s’en sortait bien avec le Ninety Five, je voulais créer autre chose, une entité sur laquelle j’aurais plus de contrôle personnel, produire d’autres gens etc.

Déjà à l’époque j’écoutais autre chose que du rap, j’écoutais de la soul, de la funk donc il y avait déjà d’autres choses que je voulais mettre en avant comme des beatmakers tu vois. Notre graphiste aussi Milos Markovic, c’est un ami d’enfance, et même si il n’est pas labellisé Jihelcee à proprement parlé, au final il signe pas mal de nos pochettes… C’est un truc collectif pour essayer de s’en sortir ensemble.

US : Est-ce que Jihelcee ne découle pas dans ce cas de ton autre groupe, XLR ?

DZ : Non, l’expérience XLR est arrivée après l’EP Alias Darryl Zeuja que j’avais enregistré au studio Rue du Bon Son qui était tenu par le collectif du même nom chez ONER. C’était en même temps que Paris Sud Minutes et comme j’étais pas trop chaud de refaire un projet solo, que j’aimais comment ça rappait et qu’on s’entendait bien, on a décidé de créer le groupe XLR. C’était une histoire collective encore une fois, une histoire de partage.

Donc on a fait l’album de XLR pendant que je faisais Paris Sud Minutes et il est sorti un an après je crois bien.

US : XLR est venu après Jihelcee alors ?

DZ : Ouais, c’est ça, c’était vraiment un side project qui était d’ailleurs un premier projet ou j’ai pu être dans la peau du directeur artistique / producteur parce que pour « alias Darryl Zeuja » j’étais la tête dans le guidon. Même si j’avais déjà l’envie de faire tout ça, je ne savais pas vraiment ce que c’était de faire un disque tout seul, de le vendre, etc. Sur cet EP, il y a un seul clip qu’on a fait avec un téléphone portable tu vois et il y a eu que ça en promo (rires). Donc c’est après que j’ai vraiment appris les rouages de tout ça. Avec XLR par exemple on est parti sur une tournée d’une dizaine de dates que j’ai bookées moi-même.

US : Est-ce que ce n’est pas l’envie d’avoir plus de prises sur la direction artistique qui t’a poussé dans cette voie? Un manque que tu aurais pu avoir au travers de l’expérience 1995 ?

DZ : Non, pas vraiment. J’ai toujours pensé que 1995 c’était surtout la réunion d’artistes solo, plus qu’un groupe qui n’aurait pas d’artistes solo, tu vois ce que je veux dire. Si je voulais faire un son sur lequel j’ai le contrôle, je le faisais et on a toujours fait des trucs comme ça. Même si j’en ai fait moins que les autres par perfectionnisme plus que par manque d’envie. Après parfois il y a des trucs qu’on aime moins, un refrain comme ci, un couplet comme ça. Et si un gars n’est pas sur tel morceau, il est sur un autre, mais c’est vrai pour n’importe quel membre du groupe, on fait tous des concessions. Ça devient une réflexion de groupe plus qu’une réflexion personnelle, mais j’aime bien cette façon de travailler.

Mais la création de Jihelcee allait plus dans l’idée de mettre en avant des gens que j’aimais, et de pouvoir décider moi-même. Et j’avais aussi cette idée très indépendante du projet, ce qui fait que c’est tout un cheminement. On vit au jour le jour, on essaie vraiment de construire quelque chose depuis 2010. C’est plein de petites pierres à l’édifice qui s’ajoutent et peut-être que ça ne prendra sens que beaucoup plus tard.

Mais je ne suis pas tout seul dans Jihelcee, il y a Juxebox qui est mon partenaire de crime. Il a son mot à dire sur chaque chose, donc au final je ne suis jamais vraiment seul. Et il y a les artistes avec lesquels je bosse, eux aussi ils ont leurs choix, ce n’est pas moi qui leur dit quoi faire ou non.

Donc tu vois, tu as des idées de base, tu essaies de construire. Mais comme tu bosses avec des être humains, des gens qui ont des idées, tu joues avec et ça peut donner des choses beaucoup mieux ou même moins bien, mais il faut faire avec c’est la life. Nous, on essaie d’être à 100% dans nos bails pour assumer jusqu’à la mort les sons qu’on fait.

US : On parle beaucoup d’indépendance, c’est aussi un sujet récurant de tes textes. Le label était-il l’étape ultime pour arriver à ça ?

DZ : Comme je te disais finalement, ce n’est que le début, j’essaie de construire, mais ça doit être parce que j’ai le schéma en tête. Donc quand je parle d’indépendance, je ne parle pas forcément de ce que je suis aujourd’hui, je parle sur du long terme.

Surtout que je vois que dans le rap, le mot « indépendant » est très galvaudé. Je parle d’une réelle indépendance, pas d’une indépendance subventionnée par une grande marque ou une multi-nationale. Je me bats pour ça. Au-delà de le dire, j’essaie de créer une véritable institution, libre, qui appartient à moi, au gens, au rap… en fait j’essaie de faire un OKLM si tu vois ce que je veux dire, sauf que ça s’appelle Jihelcee Records.

D’ailleurs j’ai souvent pensé à Booba – j’ai toujours respecté la discographie de Booba, même si j’aime moins ce qu’il fait aujourd’hui, bien qu’il y ait encore des lourds messages dont beaucoup de gens passent à côté – mais j’ai longtemps dit que c’était dommage car il avait du pouvoir mais il ne s’en servait pas. Il a le pouvoir de n*quer des Skyrock et autres qui nous volent notre culture, mais il ne le fait pas. Alors même qu’il « claque des doigts » et tout le monde est avec lui, tous les rappeurs sont avec lui, parce que tu ne peux pas ne pas être avec ça.

Donc j’essaie de faire ça. Plus il y aura de OKLM, plus il y aura de Jihelcee, plus il y aura de 1995 Production, plus chacun aura de contrôle sur ce qu’il fait. Le public pourra aller voir les gens pour ce qu’ils font vraiment et leur rendre des comptes à eux uniquement, et non pas à des Universal, Fnac ou je ne sais pas qui. C’est ça que j’essaie de développer, c’est vraiment un truc culturel. Pour développer la culture, il faut être indépendant, sinon il y a des colons qui la récupère et qui font de l’oseille avec. Plus que pour l’indépendance en elle-même, c’est pour l’essor de la culture, l’originalité, pour les idées fraîches, etc.

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

« POUR DÉVELOPPER LA CULTURE, IL FAUT ÊTRE INDÉPENDANT, SINON IL Y A DES COLONS QUI LA RÉCUPÈRE ET QUI FONT DE L’OSEILLE AVEC. »

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

US : Tu cherches vraiment à tout gérer de A à Z, sans distribution, sans rien ?

DZ : Ouais, là c’est le but. Mon prochain projet il sort sans distributeur. Enfin pour être tout à fait honnête sauf pour le digital, il sera sur iTunes via Believe Digital. Mais physiquement, il est sans distributeur, uniquement disponible Jihelceerecords.com. Donc si Dieu veut, je n’aurai plus jamais de distributeur de ma life, je veux supprimer tout ça.

US : Tout passe par votre site ?

DZ: Exactement, tout passe par notre site ou alors c’est qu’on est en concert avec des stands de merch’, des CDs, des t-shirts.

Après je parle beaucoup de moi mais ce n’est pas moi qui fais tout, il y a aussi des gens derrière que je paye. Que se soit quand il faut payer les clips, quand je fais presser les disques aussi. Parce qu’on nous donne pas d’avance, c’est nous qui avançons tu vois ce que je veux dire.

On récupère tout, on réinvestit tout, on n’éparpille pas. C’est tout simplement plus simple. Pourquoi je mettrais quelqu’un entre le public et moi alors que je peux le faire moi-même ? On ne gagne pas encore des mille et des cents mais, par exemple, quand j’ai un pull je dis que j’ai un pull et ceux qui le veulent nous l’achètent directement. Et s’il faut faire des commandes je suis là, ça m’arrive d’en faire aussi.

US : C’est Tech9 qui est dans cette démarche aux USA notamment.

DZ : Oui, il y a Tech9, Curren$y un peu aussi, Nipsey Hussle, Dom Kennedy qui sont tous des exemples pour moi. Quand tu les vois, ça inspire, ça redonne du souffle.

Mais après il faut faire attention car aux Etats-Unis il y a encore cette notion d’indépendance galvaudée. La plupart ne sont pas si indépendants que ça. Young Money Cash Money, ça n’a rien d’indépendant. G.O.O.D Music ou Roc-A-Fella non plus. C’est juste des succursales de majors. Donc je suis plus proche d’un Dom Kennedy ou d’un Nipsey Hussle. Dom Kennedy par exemple il fait ses skeuds. Et c’est ce que je vais faire. Je vais faire presser les skeuds et je vais les vendre moi-même à la Fnac, je touche mon argent et c’est réglé. C’est ce modèle qu’il nous faut.

US : C’est pourtant ce que vous aviez vécu avec 1995. Vous gardiez l’indépendance artistique mais vous aviez un deal de distribution, non ?

DZ : Exactement, et ça a une efficacité que je ne renie pas du tout. Mais tout dépend de qui tu es et qui tu veux être. Je sais que moi tout seul je ne suis pas 1995 et je ne veux pas faire la même chose, suivre le même modèle. Tu vois, on était 6 à tout diriger, il y avait plein de choses qu’on ne connaissait pas donc on a bien fait de faire ce qu’on a fait. Avec le Ninety Five j’ai fait plein de choses qui m’ont permis d’avoir le Jihelcee Records que j’ai aujourd’hui.

Quelque part j’ai la chance d’avoir un pied dans tout. Pour certains, je suis une légende du rap, pour d’autres je suis le summum de la commercialité, ou bien même un indépendant underground, ça n’a pas de sens. Je vois et je prends ce qu’il y a à prendre dans tout.

Il y a des gens qui critiquent les maisons de disques mais quand tu parles 5 secondes avec eux, tu t’aperçois qu’ils n’ont pas du tout le bon mental pour réussir. Ils sont encore à l’âge de pierre du truc. À l’inverse, il y a des mecs de l’industrie qui n’ont rien compris à l’indépendance. Ils pensent qu’ils sont les maîtres, que ce sont eux qui tiennent les rennes. Il y a du bon et du mauvais partout et j’ai la chance d’avoir déjà pas mal circulé. J’ai vu, j’ai vaincu (rires).

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

« POUR CERTAINS JE SUIS UNE LÉGENDE DU RAP, POUR D’AUTRES JE SUIS LE SUMMUM DE LA COMMERCIALITÉ, OU BIEN MÊME UN INDÉPENDANT UNDERGROUND, ÇA N’A PAS DE SENS. »

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

US : Quels seraient les adjectifs qui décriraient le mieux ton label ?

DZ : Ça risque d’être des idées très générales, des mots que tu entends partout et qui donnent l’impression d’être comme tout le monde mais oui on est indépendant, original, réel, inventif, débrouillard, passionné, engagé, talentueux, créatif… on est un million de choses. Et on est humble aussi (rires).

US : Beatmakers, compositeurs, producteurs. Comment vous définissez-vous chez Jihelcee ?

DZ : Pour nous « beatmaker », c’est une nomination qui reste un peu péjorative, genre le mec typique du rap qui vole des samples de Roy Ayers. Nous, on est plus sur de la composition même si parfois on sample des petites choses mais on tient vraiment plus de la composition que du sampling. On essaie de remettre le terme de compositeur en avant.

Mais les gens continueront de dire beatmaker. Quelque part, ça arrange les rappeurs qu’une partie du public soit ignare de la musique. Comme ça, on ne comprend pas toutes les carottes qu’on nous met et on continue de consommer leur merde. Je ne dis pas ça par jalousie ou parce que je n’aime pas. Il y a des musiques que je n’aime pas mais qui sont de la bonne musique. Eux, ceux dont je parle, ils nous servent de la merde.

Donc nous on vient mettre un peu de musique dans tout ça. Parce que les gens de manière générale passent à côté de plein de trucs.

US : Et donc l’envie d’intégrer des producteurs/compositeurs au rooster et pas uniquement des rappeurs, ça venait du constat qu’ils n’étaient pas assez mis en avant ?

DZ : Oui, bien sur. D’autant que j’ai toujours été fan de beatmakers, déjà même quand je n’y connaissais rien à la musique et que c’était le summum de la musicalité. Genre Phohate, DJ Creestal qui était sorti sur Just Like Hip Hop, un site internet que je suivais beaucoup à l’époque. En plus, ils avaient leurs locaux à Montrouge donc on y allait souvent avec mon frère. Il y en a eu plein de projets instrumentaux en France même si parfois c’était dur à trouver. Mais il y a eu cette micro-scène beatmaking/composition et moi j’en étais fan, j’en écoutais.

Aujourd’hui les gens n’achètent pas de disques avec de la musique. Par exemple, ils vont tous acheter un album d’un rappeur parce qu’ils ont kiffé les prods, mais ils n’iront pas acheter le projet solo du beatmaker.

Donc ayant kiffé ça, sur Jihelcee ça m’a paru évident et légitime de mettre ces gars là en avant, d’autant que j’aime beaucoup leur musique sinon je ne rapperais pas dessus.

Je roule avec eux parce que j’ai envie de mettre leur musique dans la mienne et je trouverais ça hypocrite de ne vendre que mes CDs avec leurs prods.

US : Et sur ces projets instrumentaux que vous sortez, tu gardes un avis, un regard ?

DZ : Oui, bien sûr. J’ai collaboré sur des pochettes, on a fait des vidéos, on me fait écouter des sons, mais comme je le fais sur les miens en fait. On est à 100%. Je m’investis autant dans mes projets que dans les leurs.

Si on parle de clips, je réfléchis à l’histoire, les accessoires, avec qui, comment, etc. Sur les pochettes, j’avais quelques idées pour celle d’Isma. C’est moi qui ai fait le logo de Nakatomi, j’avais fait celui de Danitsa aussi. J’aime ces « graphisteries », je suis là-dedans, je voulais même faire ça quand j’étais plus jeune. Donc maintenant ça me permet de m’exprimer, c’est grave de créativité.

Genre… J’ai une idée, on voit si elle t’intéresse ou non. Si tu ne sais pas faire de logo je vais t’en faire un. Si je ne sais pas faire du son, fais-moi du son. Si j’ai une idée de clip, peut-être que toi tu connais quelqu’un pour jouer dedans. On partage tout.

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

« ON LAISSE LA NON MUSICALITÉ SE DEVELOPPER CAR ÇA CONSOMME. ÇA ME REND TRISTE DE VOIR ÇA… PARFOIS J’EN AI LA LARME A L’OEIL J’AI ENVIE DE ME RETIRER DE PARTIR  VIVRE EN MONTAGNE ET FUMER DES JOINTS… »

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

US : On a pu déceler un lien entre Jihelcee et TripleGo. Encore récemment il partageait la scène avec toi et les autres gars du label pour la soirée Jihelcee Records au Batofar. Sont-ils signés ? Quelle est votre relation ?

(Rires) Je ne sais pas trop ce que j’ai le droit de dire, mais on va dire qu’ils sont affiliés… c’est des cousins.

US : On a l’impression qu’il y a vrai engouement naissant pour ce groupe, mais pour le moment plus d’avantages du côté du public professionnel que du grand public. Pourquoi selon toi ?

DZ : Exact, il se passe un truc. Ils ont leur propre originalité. On reconnaît des influences mais ce n’est pas du copier-coller. C’est surtout bien fait et musical. On dirait que les gens du rap redécouvrent la musique, c’est assez rigolo à voir.

De manière générale, on laisse la non-musicalité du rap car ça consomme. Tout tient à cela, le jour où le rap fera moins d’argent, ce qui est un peu en train d’arriver, alors les gens se diront « fuck it » et faisons-le pour la musique, pour l’originalité et allons voir ailleurs. Et je pense que certains pros en ont marre de ce genre musical qui pue la merde, de ces artistes de pacotille qui ne portent pas de valeur et dont la musique est pauvre mais qui finissent par être mis en avant parce qu’ils ont des chiffres, qu’ils rapportent de l’argent.

Ça me rend triste de voir ça, parfois j’en ai la larme à l’œil… j’ai envie de me retirer, de partir vivre en montagne et de fumer des joints tout le reste de ma vie.

US : D’ailleurs une nouvelle façon de signer des artistes aujourd’hui c’est uniquement d’attendre qu’il fasse le million de vues sur Youtube.

DZ : Exact. 2016 ça me rappelle 97-98 ou plutôt 2000, les maisons de disques sont en train de signer tout et n’importe quoi. Ils ont revu qu’avec des gars comme nous ils pouvaient vendre des disques, qu’il y avait une nouvelle jeunesse qui achetait des disques, et là ils veulent tout signer sur un même critère. Du coup tu vois des trucs aberrants sans message.

US : Justement, c’est important pour toi ce côté « message » dans le hip-hop ? L’opposition rap conscient et rap commercial tu en penses quoi ?

DZ : Non, je ne suis pas là dedans. Je sais qu’avec ce que je dis on peut me mettre dans cette case de rap conscient. Mais au delà de ça, c’est assez stupide car il y a des tas de rappeurs conscients qui ont vendu des disques et donc deviennent rap commercial… je comprends pas trop le truc.

US : C’est plus le message Hip-Hop, la culture Hip-Hop que tu cherches à véhiculer ?

DZ : Oui, mais tu vois je vais te donner un exemple. Un jour on était en interview avec le Ninety Five et c’est là que j’ai compris que les gens avaient un problème avec le rap surtout en France. Donc on est en interview, on est jeune, on est cool et le mec nous dit : « c’est le hip-hop qui vous a donné envie de partager, de vous réunir et de faire du son ». On a répondu : « Non, on était déjà comme ça avant le Hip-Hop ».

L’idée c’est que nous ne nous sommes jamais dit le Hip-Hop c’est comme ci ou comme ça. Il faut avoir une bande donc on va avoir une bande. C’est ce que tu mets dans le Hip-Hop qui fait le Hip-Hop. Il ne faut pas penser que le Hip-Hop c’est « amour et unité » et donc que si tu es dedans tu dois être à ton tour « amour et unité ». La plupart tu leur donnes un million de dollars et tu ne les revois plus jamais et ils ne feront plus rien pour le mouvement.

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

« JE NE ME DÉFINIE PAS RAP CONSCIENT, JE RAPPE LA VIE C’EST TOUT (…) DIRE DES CHOSES RÉELLES NE DEVRAIENT PAS NOUS CATÉGORISER RAPPEURS CONSCIENTS. »

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

C’était naturel pour nous d’être comme ça. Je ne me définie pas rap conscient, je rappe le vie c’est tout. D’ailleurs on devrait peut-être dire l’inverse, parler de rap et de rap inconscient. Le fait de dire des choses réelles ne devrait nous catégoriser rappeurs conscients. En plus dans l’univers des gens, « conscient », ça fait de toi un philosophe. Comme si tout ce que tu dis devient un fait avéré et que tu vas révolutionner le monde avec tes textes.

Alors que si je fais Jihelcee Records, c’est bien parce que j’ai compris que ce n’est pas avec ma musique que je vais changer le monde. Ma musique je la vends, je fais des concerts, ça plaît aux gens, ces gens ça leur parle, ils font des choses en écoutant ma musique, ils font peut-être de la musique en écoutant ma musique, ça rend peut-être leur musique meilleure. Quand je vends ma musique, je fais de l’argent. Si ça ne va pas dans la poche d’un imbécile et que je l’utilise à bon escient pour refaire de la musique, des clips ou des vêtements qui inspirent des gens, c’est ça le but ultime. Je n’essaie pas d’être conscient mais disons que j’essaie de ne pas être bête.

US : Tout à l’heure tu parlais de musicalité, on a constaté qu’avant tu étais plus dans la technique alors qu’aujourd’hui tu es plus dans l’articulation. Tu dis les choses plus simplement tout en faisant passer le message.

DZ : Exact. Moins de mots pour plus de sens. C’est pas vous qui avez dit ça pour « Style 2 vie » ? J’avais adoré cette formule (rires).

US : Ah oui c’est bien possible (rires).

DZ : Vous avez tout dit avec cette phrase.

US : Mais à quel moment s’est fait cette transition ?

DZ : C’est un processus continu, je travaille mon rap. Je ne suis pas comme ces fomblards qui rappent pareil depuis 15-20 piges, ils ont 35 ans et ils rappent comme à 17 ans. Il s’est passé quoi dans leur vie ? Je ne considère pas et je n’ai jamais considéré être au top, mais je suis au top de moi-même. En travaillant j’augmente ma possibilité d’évolution et je step-up encore. Quand j’ai sorti Alias Darryl Zeuja, je ne me suis pas dit « oh je suis au top du top, là je sais rapper ». Non, pour l’étudier très froidement, j’aime beaucoup ce disque mais il a des défauts. Par exemple, il y a des drops. C’est un trucs à expliquer au rappeur… il faut arrêter de faire des drops. Dans une mesure il y a un certain nombre de syllabes que tu peux mettre donc soit tu arrives au bon nombre de syllabes, soit tu en enlèves. Et donc en vérité je n’étais pas plus technique sur Alias Darryl Zeuja parce que je ne maîtrisais pas la technique que j’avais. Je suis comme un mec des And1 qui dribble entre ses jambes ou au dessus de sa tête… c’est cool mais va plutôt mettre un trois points, faire un lay-up. Tu vois ce que je veux dire, le but c’est de mettre des points et de gagner le match.

Aussi, je n’écoute pas que du rap pour progresser en rap. A un moment, entre Alias Darryl Zeuja et XLR, j’avais l’impression d’avoir fait le tour et que ce n’était plus ça qui me permettait d’apprendre à écrire une chanson. Tu vois, j’écoute des Jean-Jacques Goldman, Renaud, Jean Ferrat ou des Joy Division, des rockers et encore d’autres styles. C’est en faisant ça que tu vois l’articulation d’un réel morceau, des gimmicks musicaux, qu’un couplet de 16 mesures c’est beaucoup trop long, que tu vois comment écrire un refrain, comment dans un couplet tu peux faire 2 ou 3 rappels. Parfois les rappeurs passent d’un couplet où il rappe comme ci à un couplet où il rappe comme ça… ça n’a pas toujours de sens. Tu vois c’est tout un cheminement. Il faut travailler pour être meilleur, plus pertinent. Quelque part j’ai plus de technique mais on la voit moins.

Vaati nous disait par exemple dans une autre entrevue qu’il était un enfant de la musique pop, que son but était justement de trouver les mélodies, les structures qui parlent au plus grand nombre tout en restant authentique. Est-ce que c’est un avis que tu partages ?

Je pense que justement, le fait que le rap devienne populaire ça a ramené de la musicalité, les gens se mettent à chanter. Je trouve ça rigolo car c’est comme si on leur avait interdit de chanter en fait. Moi c’est vrai que je ne chante pas parce que je ne sais pas vraiment chanter tu vois. J’ai déjà essayé de faire des petits trucs chantonnés mais c’est vrai que ce n’est pas non plus mon truc. J’aime vraiment ça, ça m’impressionne mais je ne le fais pas. C’est comme si les gens avaient découvert que les rappeurs pouvaient chanter ! Est ce que tout ça c’est bien ? Est ce que c’est mal ? Je ne saurais pas vraiment te répondre, il y a des choses bien mais ça n’est pas toujours fait dans l’amour de la musique.

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

« C’EST LA SYSTÉMATISATION DES CHOSES QUI M’ENNUIE EN FAIT. C’EST COMME LEBRON JAMES J’AI RIEN CONTRE LUI MAIS QUAND ON TE FAIT CROIRE QUE C’EST lIMITE L’INVENTEUR DU BASKET-BALL C’EST UN PEU ÉNERVANT…»

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

US : Et l’autotune qu’est-ce que ça t’inspire ? Justement si les rappeurs se mettent à chanter aujourd’hui c’est surtout grâce à ce logiciel…

DZ : Oui c’est sûr que sans ça ils n’iraient pas prendre des cours de chant… J’ai rien pour et j’ai rien contre. Je m’en fous. Par exemple T-Pain c’était mortel, tous les tubes de l’été qu’il faisait c’est ouf ! Donc c’est largement « validable ». À partir de moment où tu l’utilises bien, j’aime bien. Après c’est plutôt l’uniformisation qui me gêne, le fait que tout le monde le fasse tu vois. Comme s’ils ne savaient gérer qu’un effet dans leur logiciel d’enregistrement. Bah va chercher un autre effet vu que tout le monde utilise celui-là ! Moi dans « Comme personne » j’ai un effet « larsen » que j’ai fait avec le talk-box du studio, on l’a trouvé un peu par hasard avec Juxebox quand on enregistrait qui a fait un petit effet électrique. C’était cool on l’a gardé tu vois. C’est la systématisation des choses qui m’ennuie en fait. C’est comme Lebron James. J’ai rien contre lui mais quand je le vois partout et qu’on te fait croire que c’est limite l’inventeur du basket-ball c’est un peu énervant alors que y’a un paquet de joueurs qui ont plus de titres et des meilleurs stats que lui. Pour revenir à l’autotune je ne peux pas te dire que j’aime pas ça je traîne avec TripleGo. Ils l’utilisent mais ils utilisent aussi un tas d’autres effets. On travaille pour essayer d’avoir de nouvelles idées, continuer à être créatif. Je pense que le rap pourrait être encore plus loin en fait. Les textes sont encore assez pauvres en fait, les gimmicks aussi.

US : Tu ne penses pas que c’est lié aussi aux clichés des plus gros médias et de la masse vis-à-vis du rap aussi ? Qu’il y a une espèce de complexe d’infériorité des rappeurs quand ils se retrouvent face à ces gens là.

DZ : Il faut que les rappeurs arrêtent de se plaindre et qu’on crée nos modèles à nous aussi ! Quand tu passes au Grand Journal c’est simple, c’est des colons culturels, ils sont là pour vendre, ils mettent leur étiquette pour la vendre aux gens. Il faut que l’on ait nos propres étiquettes tu vois. Mais qu’on arrête de se plaindre, si tu vas dans ces médias tu acceptes leur conditions. Aux States ça marche parce que les mecs ne sont pas JUSTE des rappeurs, c’est des entrepreneurs. Le seul à qui on peut dire merci à ce niveau là en France c’est B2O au final. Il fait ce qu’il faut pour faire bouger les choses avec sa télé, sa radio etc. En tant que rappeur, on est rien ! Il faut que l’on possède plus de choses pour qu’on nous respecte et qu’on ne parle pas uniquement de rap, qu’on nous prenne au sérieux quoi. Tant qu’on est dépendant, les choses ne changeront pas.

US : Comment est ce que tu expliques que la musique que vous faites tous, aussi différente soit-elle, transpire la vie nocturne, ce spleen urbain, parfois contemplatif ?

DZ : Ce n’est pas vraiment voulu en fait, c’est un mode de vie, on aime les lumières nocturnes en ville ou l’opposé avec la forêt, les couleurs violettes, les ambiances enfumés. C’est cool que tu aies capté ça mais je ne peux pas te dire que c’est vraiment calculé en fait.

US : À quel moment s’est fait le virage électronique dans ta musique ?

DZ : C’est l’évolution naturelle des choses en fait, comme pour l’écriture. J’approfondie mon art dans la musique et aussi dans l’écriture. Après Alias Darryl Zeuja je me suis mis à écouter des trucs plus électroniques, très « deep », bien plus « deep » que ce qu’on fait pour le moment d’ailleurs. Je n’étais pas forcément prêt pour ça au début mais j’ai essayé de rapprocher ça de notre rap, de ne pas copier la musique mais plutôt l’état d’esprit, l’essence même de cette musique. Tu digères tes influences dans un premier temps pour devenir une influence ensuite.

US : D’être moins dans le sampling et de faire plus de composition en allant chercher vos propres sonorités c’était donc un réel objectif lorsque tu as développer le label ? 

DZ : C’est exactement ça, à un moment j’ai eu la sensation d’avoir fait le tour du rap, je faisais déjà du son aussi, des prods, j’ai samplé pas mal de vieux vinyles alors que je ne suis pas officiellement beatmaker. A un moment je me suis dit que je voulais des variantes sur ma prod boom-bap qui ne bougeait pas, que je voulais faire évoluer tout ça. J’ai pris de synthétiseurs, je me suis amusé, on a beaucoup travaillé là dessus avec Juxebox. J’avais envie que ce soit vraiment MA musique et pas partir d’une base qui soit du Roy Ayers ou du Curtis Mayfield.

US : Vous portez aussi énormément d’attention à vos visuels que ce soit les clips, les graphismes des différents projets mais aussi le textile. Qu’est ce qui défini l’imagerie de Jihelcee Records selon toi ?

DZ : Une grande part d’esthétisme pur, il faut juste que ce soit beau. Souvent c’est des idées qui viennent comme ça, il n’y a pas vraiment de ligne directrice, on essaye de faire en sorte que ce ne soit pas « évident » tu vois.

US : Quels sont tes attentes pour la suite ? 

DZ : Dominer le monde (rires). Non peut être pas dominer mais continuer à developper Jihelcee Records, ma musique, trouver de nouveaux artistes d’horizons différents avec qui travailler… J’insiste vraiment sur le fait que les personnes avec qui je travaille sont des humains à part entière avec qui j’aime faire de la musique. On est potes, mentors les uns des autres, attentifs etc… J’ai vraiment besoin de sentir cette connexion avec les gens avec qui je travaille. Donc en gros voilà continuer à grandir ensemble.

J’en profite aussi pour annoncer que je prépare un projet pour fin 2016 ou début 2017. Ce sera sur jihelceerecords.com en totale indépendance. Pour le reste on annoncera ça plus tard mais n’hésitez pas à aller chopper le dernier Triplego, Nusky & Vaati, qui préparent d’ailleurs du lourd pour la suite…

Propos recueillis par Charles Delestre & David Dupoirieux

Comments

comments


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Unionstreet 88609 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine