(anthologie permanente) Pétrarque, une proposition de Jean-Charles Vegliante

Par Florence Trocmé

Poésie italienne : Repartir de Pétrarque ?

Il y a bien des façons d’aborder une grande tradition littéraire comme est sans conteste celle de la poésie italienne, longtemps – et de loin – genre prédominant dans un pays dont la langue même, a-t-on l’habitude de dire, a été sinon créée à tout le moins fixée par l’un de ses premiers grands auteurs, le toscan exilé Dante Alighieri. L’une de ces façons, devant un autre « monument » littéraire – cette fois transnational – tel que Pétrarque, est peut-être d’oublier un instant ses nombreux héritages, de Ronsard à Shakespeare à Vermeil, et son règne sans partage sur la poésie lyrique européenne puis sud-américaine d’au moins trois siècles, pour essayer de se représenter sa situation, autour de 1327 (date de sa rencontre avec Laure de Noves, devant l’église du couvent de Sainte Claire), en Avignon. Il faut peut-être partir alors d’une double frustration de l’homme et du poète, dont lui-même n’a pas nié les retentissements : l’impossibilité, intelligemment reconnue, de dépasser Dante comme auteur « total » au-dessus des genres, et le renoncement à l’amour terrestre d’une inaccessible dame (mariée depuis deux ans à un seigneur de Sade), sublimée par cet interdit et par son retrait même. Passée d’ailleurs à « meilleure vie » après quelques années, tout comme la Béatrice de Dante : nouvelle difficulté sans doute, au regard d’une improbable émulation avec le « divin poète »
 
Sous la forme extrêmement contrôlée des « Fragments en langue vulgaire » ou Rerum Vulgarium Fragmenta, son Canzoniere – sonnets, madrigaux, chansons, sextines, ballades –, au-delà de la maîtrise thématique et stylistique – ce que Contini nommera plus tard, par opposition à Dante encore, le « monolinguisme » pétrarquéen –, une fragilité et une blessure se laissent percevoir, sans auto-commisération. Non sans humour parfois, ainsi que chez tout vrai poète ayant lu d’autres poètes ; comme dans cet aveu d’impuissance poussé jusqu’au paradoxe d’un adynaton (de qui sait parfaitement sa quête vouée à l’échec) : sur le modèle d’un vers d’Arnaut Daniel, ridiculement « donner la chasse à l’air [l’aure] monté sur un bœuf boiteux » (RVF ccxxxix, 36)*. Ce n’est que par la suite (et surtout chez de nombreux imitateurs) que le pétrarquisme, bientôt codifié par Bembo, se repliera sur un petit nombre de lieux communs immédiatement parlants – donc assurés du succès public – parce que ressemblants. Même si on ne repère pas aussitôt l’allusion ou la référence, elle doit évoquer du déjà-lu et nous « dire quelque chose », un peu comme lorsqu’un air musical nous rappelle une chanson que l’on ne retrouve pas. Le pétrarquisme, en bout de parcours, c’est à la fois rassurant et euphorisant, au point que d’emblée, sous des trouvailles parfois étranges, tout « ressemble » et forcément rassemble. Les traducteurs le savent bien, qui n’ont l’oreille de la critique, sauf exception, que lorsque leur version rappelle sans trop d’aspérités ce qui a été apprivoisé par les lectures des œuvres locales précédentes, dans la langue de destination. Inutile de dire que telle n’est pas la pratique traductive dont on trouvera une illustration ci-dessous : de même que pour Pascoli présenté ici même, le choix adopté est celui de La Comédie de Dante Alighieri (Gallimard “poésie”, 20142). Les dispositions variées des sonnets veulent coller aux diverses lectures qui, depuis les poètes siciliens du XIIIe siècle, pouvaient être faites de cette forme (en Angleterre, on le sait, la formule 4+4+4+2 vint s’ajouter à celles que l’on verra ici).
* “E co’l bue zoppo andrem cacciando l’aura” (Cf. ma contribution à Soluble dans l’air, coll., Avignon, EUA, 2014 (p. 40).
NB : les versions originales des poèmes peuvent se lire ici.
Jean-Charles Vegliante

De : F. Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (5 sonnets)
“Désir fou qui espère…”
Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,
du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.
Mais enfin je vois comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;
et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.
F. Petrarca, R.V.F. I
Il est au monde des êtres dont la vue
si altière soutient même le soleil ;
d’autres qui sont si blessés par le grand jour
qu’ils sortent de l’ombre seulement le soir ;
et d’autres, par un désir fou qui espère
jouir peut-être dans le feu puisqu’il brille,
éprouvent l’autre vertu, qui les consume :
ma place est hélas parmi ce dernier rang.
Car je ne suis homme à affronter l’éclat
de cette dame et ne sais me faire écran
de lieux enténébrés ou d’heures tardives :
aussi, les yeux pleins de larmes et meurtris,
c’est la destinée qui m’amène à la voir ;
et je sais que je cours à ce qui me brûle.
F. Petrarca, R.V.F. XIX
L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un brouillard amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.
Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.
Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.
Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?
F. Petrarca, R.V.F. CXXIII
Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.
Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.
Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.
Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.
F. Petrarca, R.V.F. CCXXVI
(Dame Laure étant vivante)
Zéphyr revient, et beau temps il ramène,
et les fleurs et l’herbe, sa douce famille,
et trilles de Progné, pleurs de Philomèle,
et le printemps tout de blanc et vermeil.
Sourient les prés, le ciel se rassérène ;
Zeus est réjoui de contempler sa fille ;
l’air et l’eau et la terre d’amour sont pleins ;
chaque animal d’aimer reprend conseil.
Mais pour moi, las ! reviennent les plus âpres
soupirs, que du fond de mon cœur fait monter
Celle qui en emporta les clefs au ciel ;
et les chants des oiseaux, les plaines en fleurs,
et en gentes dames gestes de douceur
sont un désert, et durs, fauves cruels.
F. Petrarca, R.V.F. CCCX
(Après la mort de dame Laure)
(traductions inédites de J.-Ch. Vegliante)