(note de lecture) Isabelle Baladine Howald, "Hantômes", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé


Courtes séquences. Texte privé de continu : parenthèses, tirets, retour à la ligne – mais aussi des infinitifs : « devancer », « relever ». Course à la mort ? Entre deux, survivant ?
« Je ne veux pas que le jour commence je ne veux pas
que le jour finisse   à chaque mort je   pense
non, pas pensée   mais   épreuve de l’aube et du soir »
Le texte trébuche, la ponctuation le perturbe, jonction défaite par mourir qui opère. On bute à dire le titre : Hantômes, manque le son fricatif, initiale effacée, un souffle, aspiration du « h ». Ce mot-valise pour les fantômes qui hantent, toujours absents-présents.
Ce livre accompagne la lecture des notes accumulées par Stéphane Mallarmé avant pendant et après la mort de son fils, publiées sous le titre de Pour un tombeau d’Anatole1. On en retrouve des fragments tout au long de Hantômes. Il voulait assurer la survie de son fils. Il le sentait toujours en lui, mais qu’en serait-il après sa propre mort ? Dans ce « tombeau », éternel grâce au « génie » de son auteur, survivrait l’enfant.
Soi devient ligne de front où compter les morts. Vivre avec et vivre sans, ensemble. Énumérer, « avec le faucheur d’herbes, avec le photographe ou le peintre, celui qui écoute ou celui qui parle ». Dénommer précisément puis élargir par la périphrase.
Trouble, « [d]échaînement au ralenti », le rêve s’interrompt sur le « mouvement lent des fantômes » et le « drapé des bâches » –linceuls. « Je » est fortement soumis au vent qui soulève, jusqu’à les garder en soi, ceux que l’on a perdus (pas plus vivant qu’eux ?).
« Frottement des textes les uns contre les autres », plusieurs voix coexistent, et la douce parole « (mon ange) ». Hanté, le je soumis à la négation, « [j]e n’entendrai – jamais – ».Voix haute ou voix basse, au futur nié parce que plus accumule les pertes et je redéfini par soustraction essaie de s’étoffer, « à moi », sans y parvenir. À rendre compte, la langue coince : du mal à déglutir. La segmentation et les syntagmes incomplets le manifestent. Par verbes accolés à « je », des démarches sont tentées :
« Je me soulève je te soulève je me relève je relève », tenter « te » pour aboutir à « je » seul et là sans nom. Relevailles d’après naissance, relever l’enfant qui tombe, soulever celui qui ne pourra jamais se lever. Les tentatives peuvent être typographiques :
« e n t r e v o i r le visage minuscule m’ a s s o u r d i t »,
Tous les moyens sont bons pour soulever, mais tomber en résulte. Un effort, « – continue – », mot de Mallarmé, entre injonction et courbe impossible.
Les tirets aux quatre coins deviennent sépulcre sur la page, aux antipodes de l’agglutiné de la langue. On porte le mort dans le souffle coupé de l’apnée :
« l’ellipse est fulgurante »
« La destruction fut ma Béatrice »2, écrivait Mallarmé. Il semble que la « démolition »3 soit celle d’Isabelle Baladine Howald poète.
Ce sont « [l]es états de sa démolition », celle du poète et celle de son livre en construction. À propos du Tombeau d’Anatole, Philippe Forest affirme : « Je suis toi, dit le texte, dans son apparat de signes, souffrant autant que toi, cherchant comme toi, traçant ma voie de rien au sein de l’impossible. »4
La langue d’Isabelle Baladine Howald est faite de non-dit, de cassures comme cesser ou cogner, trois coups pour trois mots répétés, scène vide : « – accepte accepte accepte ». Le chœur commente :
« c’est un martèlement, rien d’autre, surtout pas
une injonction douce, surtout pas un acquiescement,
mais plutôt un renoncement comme sous la torture »
Des phrases en uppercuts tordent le texte :
« briser la barre dans la phrase
/pour / fendre le noir »
Des termes liés peuvent leur succéder :
« (quand je pose mon front contre le tien en chuchotant le secours l’aveu ou la prière les bras levés) »
La parenthèse ouvre une consolation, instant aussitôt renversé par des groupes nominaux qui se percutent, « tout est accéléré, le sang, le souffle, les battements. » Le texte, parcouru de mouvements, bat. Le corps s’éprouve en chantier. Les yeux se tournent, se ferment, ne se rouvrent pas toujours. Parfois pour rêver, parfois pour mourir. Récit rythmé par les ruptures, entre abandonner et mourir, sur le bord des deux qui, oscillant, joignent leur portée sémantique. Le futur est écartement dans l’espace, éloignement de deux points : « (tu vivras) », disait le père à Anatole ; « (je reste, je reste) », affirme ce livre.
« Mort est une seule syllabe », même pour cet enfant qui ne parlait pas encore, pensait sans mots. « Mot est trop bref »6, lisait-on dans un livre précédent. « J’erre dans mort » maintenant.
Les mots se raréfient dans les dernières pages, le vide gagne.
Faire son deuil de l’enfant ?7
« seule la mort interrompra le deuil
(tout à coup   en son arrivée) »
Murmure alors. Quelle voix pour quelle mort inséparée ? Est-ce sans (quitter ?) ?
Répéter « je t’adore je t’adore je t’adore », après Hélène Cixous, et puis « j’accepte j’accepte – comme j’avoue », ou comme j’arrive.
« D’enfant – amour
Petit – amour – d’enfant
Petits cheveux – lumière
Petits corps – sable – doux
Petit d’amour – amour
D’enfant »

Isabelle Lévesque

1 Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d’Anatole (Seuil, 1961).
2 « Lettre à Eugène Lefébure », Œuvres T. I, p.717 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998).
3 Isabelle Baladine Howald, Les États de la démolition (Jacques Brémond, 2002).
En épigraphe : « C’est elle. C’est elle qui l’a fait. Nous l’avons prise à fabriquer le tombeau. » Hölderlin, L’Antigone de Sophocle.
4 Philippe Forest, L’enfant éternel, p.221 (Gallimard, 1997 – coll. Folio).
5 Isabelle Baladine Howald, Secret des souffles (Melville, 2004). « enfant porté, et celui laissé en terre » p.13.
6 Isabelle Baladine Howald, Mouvement d’adieu, constamment empêché, p.7 (La Cabane, 2010).
7 Commentant le dernier vers d’un poème de Paul Celan (« Le monde est parti, il faut que je te porte »), Jacques Derrida écrit contre Freud : « La « norme » n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. Elle nous permet d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi, comme soi [et non comme autre], c’est déjà l’oublier. L’oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. En ce lieu, la souffrance d’une certaine pathologie dicte la loi – et le poème à l’autre dédié. »
Jacques Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, p.74 (Galilée, 2003).
Isabelle Baladine Howald, Hantômes, Éditions Isabelle Sauvage, 2016 – 64pages, 13 €