Aucun de ses textes ne peut y échapper : Alexandre Dumas invite l’épopée, le sens du romanesque, l’art des rebondissements, dans tous ses ouvrages. Le Voyage au Caucase (Bartillat, 621 pages, 22 €) n’échappe pas à la règle. Il en est même l’exemple archétypal. De ce récit de voyageur, genre assez répandu au XIXe siècle, qui devait son succès à la curiosité croissante du public pour les terres plus ou moins lointaines, Dumas se fait le héros. Tous les ingrédients du bon roman populaire se retrouvent dans cet ancêtre du grand reportage : succession de scènes menées tambour battant, couleur locale qui, parce que puisée à la source, sonne juste, dialogues reproduits – et peut-être inventés, enjolivés, qui peut le savoir ? Ils se composent d’échanges de phrases très courtes, marque de fabrique des feuilletonistes de l’époque qui étaient payés à la ligne…
Chaque page est à la démesure du grand Alexandre. En Russie, puis au Caucase, l’écrivain passa neuf mois à partir de juin 1858. La belle préface de Michel Brix resitue ce périple dans son contexte. Si la première partie du séjour présentait peu de risques, la seconde, qui le mena de Bakou à Poti, de la Caspienne à la mer Noire, n’avait rien d’une promenade de santé car la région restait assez peu connue des Européens. C’est de celle-ci que traite le livre.
Sa réputation de romancier s’était répandue dans toute l’Europe, aussi était-il accueilli à bras ouverts chez tous les lettrés francophones – un pléonasme au cœur de ce siècle. Il en allait différemment en s’enfonçant dans le Caucase profond, au contact d’ethnies aux mœurs étranges, parfois cruelles, ou en évoluant dans des environnements inhospitaliers, éloignés des commodités des villes, dont l’écrivain tire partie en intitulant ses chapitres « Les Coupeurs de têtes » ou « Tigres, panthères, chacals, serpents, phalanges, scorpions… » – des titres idéaux pour attirer et captiver le lecteur. Contrairement au Voyage en Russie, truffé de digressions érudites, le Voyage au Caucase s’oriente davantage vers l’observation des humains, de leurs cultures. Le voyageur se transforme progressivement en aventurier et presque en ethnologue.
Le style pétillant de vie et les innombrables anecdotes savoureuses font tout accepter, même les termes techniques et locaux qui abondent sous sa plume. On ne s’ennuie jamais à la lecture de ce pavé où, peut-être, réalité et fiction se mêlent dans des proportions qu’il serait bien difficile de déterminer. Peu importe d’ailleurs, puisque le plaisir de lecture est là, intact à plus d’un siècle et demi d’intervalle.