Un verre posé sur la table, vide, le goût étrange du jus d'orange qui coule en moi, la position semi-assise, semi-couché dans ce lit d'hôpital, des saveurs que je ne retrouve pas, mais au final une bouche pâteuse qui salive pas. Le petit croissant est là, posé dans sa barquette de plastique, seul, fade face à mon regard, sans le moindre arôme de viennoiseries. J'ai déjà mangé, lentement, le bout de baguette, après avoir pris le temps de déplier le papier doré du beurre, après avoir étalé soigneusement le gras jaune sur la mie blanche. Mâcher lentement en pensant fort aux saveurs possible du pain, celui de mon enfance, de la boulangerie de grand-père, des grosses miches cuites encore au feu de bois, des larges alvéoles de la mie beige, l'explosion de la croûte grillée, de la farine et de souvenirs de gourmandises, Je voyage avec ce morne plateau posé sur la tablette, un regard perdu vers l'extérieur, j'aperçois un parc, des grands arbres, quelques oiseaux. Un coin de verdure, oubliant les immeubles environnant, les étages avec d'autres chambres, avec d'autres services, d'autres malades.
Le lieu, je le connaît si bien, depuis des mois, des visites régulières, des protocoles expliqués une première fois, répétés malgré les doutes, les angoisses, les envies de recul et puis les envies de vivre encore. Ah la vie, je ne l'avais pas vu comme cela, moi, la trentenaire battante, avec un boulot indépendant et riche de beaux projets, un mari amoureux, une petite fille radieuse née il y a six ans déjà, une nouvelle maison, notre jardin où je voyais mon coin pour les pivoines. Puis un jour, il y a un an, j'avais eu mal en me pliant pour planter le première. Une douleur, un mauvais geste. Mais après quelques jours j'avais pris le temps de voir le médecin pour avoir son avis, pour envisager ses talents d'osthéopathe en complément, mais son regard s'était soudainement assombri. Un diagnostic mêlé à un intuition négative, Elle m'avait préconisé des examens, une longue liste. Le désir commun de bébé envisagé avec mon mari, la chambre prévue pour cela, le sourire joyeux de ma fille, des détails qui se balayait d'un geste avec une puis plusieurs soirées à douter, à pleurer sur le canapé. Pourquoi moi ?
Des larmes inutiles face aux diagnostics plus complets, plus précis, plus profonds en moi, découpée en tranches par les ondes et autres processus médicaux, je devenais une malade. Une urgence à traiter. Les douleurs n'étaient plus physiques mais celles de mon esprit. Paradoxalement j'étais prête à me battre et je ne voulais voir autrement l'avenir, mais il fallait repousser certaines étapes prévues initialement. Des portes, des blouses blanches, des ascenseurs et des protocoles. Heureusement mes parents, mes soeurs, mes beaux-frères ont pris en charge ma fille, car mon mari lui ne m'a plus lâché. Un magicien des mouchoirs, capable d'en sortir de toutes ses poches, de me livrer des fleurs à toutes heures, de me préparer des petits plats même si je ne mangeais rien. Plus d'envie. Beaucoup de doutes. Les premiers jours, les premiers traitements, les nouvelles douleurs physiques, les putain d'effet secondaires, immondes, dévoreurs de vie. Un véritable effort, plusieurs fois répété pour franchir la porte de l'hôpital, pour retrouver les équipes, pour absorber le souffle de demain, pour croire à tout cela comme un morceau de passé. Jamais un calendrier ne m'a paru aussi long, le carton dans mon bureau, les dates des visites passées, des dates futures, des autres rendez-vous, des médecins et des spécialistes, des examens pour valider encore l'évolution ou non de cette maladie invasive. Les heures, les jours, les semaines et au final les mois, une année déjà, mais même si le plateau repas n'est pas un miracle, il est une parenthèse de mes longues heures de mon quotidien. J'aime le soleil qui me dit bonjour en chaque saison, en attendant les sourires de mon mari qui passe chaque matin avant son boulot, repasse chaque soir, parfois avec ma fille quand je suis dans cette chambre, loin d'eux. Je sens la larme derrière mon oeil, cachée dans kes limbes de mes doutes, et au même instant la force de penser à l'avenir. J'attends le printemps plus encore derrière l'automne qui n'est pas encore arrivé, car comme pour les arbres et les fleurs, ce sera un nouveau départ. Un printemps pour une nouvelle féminité, ma première motivation, je rêve de mode, de spa, d'essais de maquillage, de bien-être sans douleurs. De contacts sensuels avec ma peau, parfois trop sensible pour recevoir ses mains. Je rêve de volupté, de lingerie fine, de bas nylon, de rires et des siestes en toatle douceur. Je rêve de lui, de nous enlacés. D'amour et de mon corps libéré. Encore six longs mois, sans cheveux, avec tous mes foulards certes, en soie pour le dernier, mais finalement l'énergie sera là, un nouveau stock. De nouveaux projets aussi. Et surtout plus de coupures, je serai chez moi, chez nous, dans notre maison, en famille.
Leur Amour, mon meilleur médicament.
Nylonement