Le sous-titre de ce volume 5 du Manifeste incertain, de Frédéric Pajak, en résume le propos: Van Gogh, l'étincellement. Mais l'étincellement de l'homme et de l'oeuvre ne s'est réellement produit qu'après sa mort tragique, à trente-sept ans, dont on ne saura jamais si elle fut ou non un dernier raté de sa brève existence.
Car son existence est une succession de ratés, comme ceux des moteurs à explosion qui ne tournent pas rond. Une fois refermée, c'est ce qui ressort de cette biographie, illustrée de dessins à l'encre de Chine de l'auteur, dont deux sont inspirés de dessins de Vincent Van Gogh et huit de ses toiles, toutes des portraits, où Vincent se disait le plus habile.
Après l'école le jeune Vincent n'a pas la moindre idée de ce qu'il veut faire. Sa famille l'envoie comme employé de bureau à la succursale hollandaise d'un marchand d'arts avec lequel un de ses oncles est associé. La peinture y devient sa passion. Il visite les musées de La Haye, d'Amsterdam, de Bruxelles et d'Anvers pendant ses jours de congés.
S'il découvre ainsi Vermeer, Frans Hals, Rembrandt, Rubens et les primitifs flamands, il ne se désintéresse pas pour autant des peintres hollandais contemporains: Jozef Israëls, Jacob Maris, Hendrik Willem Mesdag, Jan Weissenbruch et Anton Mauve, lequel a épousé une de ses cousines et prend plaisir à instruire Vincent de son savoir-faire .
A vingt ans il est muté à la succursale de Londres et visite la Royal Academy, la National Gallery, la Dulwich Picture Gallery, le musée de South Kensington. C'est à ce moment-là qu'il tente de dessiner, mais il est maladroit: c'est un déboire; qu'il tombe amoureux: c'est un fiasco - sa belle lui rit au nez -; et qu'il tombe, du coup, en profonde dépression.
Comme son travail à Londres s'en ressent, il est envoyé à Paris. De Londres il emporte avec lui le souvenir de la misère qu'il a découverte dans les rues londoniennes. [...] Désormais, il est habité par un sentiment d'intense pitié pour les démunis, sentiment renforcé par sa lecture assidue de la Bible. Il lit, en français, Émile Zola, Victor Hugo, Honoré de Balzac.
Après avoir été remercié, il commence une vie d'errance. Il est successivement instituteur, quaker - il est d' un mysticisme outrancier -, comptable dans une librairie, étudiant en théologie: mais ces dernières études sont trop ardues pour lui. Dans le même temps l'appel de l'art résonne en lui: Il dessine de plus en plus, à la plume et au crayon, maladroitement.
Les trois mois de stage qu'il effectue au Centre d'évangélisation belge ne sont guère concluants. Alors il se lance seul dans le "pays noir" de la Belgique. Mais, là encore, son stage de six mois dans la petite congrégation protestante qui vient de se constituer à Petit-Wasmes tourne à l'échec, bien qu'il soit un homme dévoué, charitable, sincère .
Toute l'existence de Vincent est ainsi jalonnée d'échecs, professionnels ou amoureux (il aime mais n'est pas aimé). Abattu à chaque fois, il reprend vite courage. Ce qui lui fait du tort, c'est son mauvais caractère et son goût excessif pour la discussion et la chicane . Ce qui le sauve, finalement, c'est
Ce qui était un passe-temps, le dessin, devient peu à peu une idée fixe et alors c'en est fini de ses ambitions apostoliques - désormais c'est par les vertus de l'art qu'il consolera l'humanité . Pendant les dix derniers années de sa vie, il ne va plus que dessiner, puis peindre des oeuvres invendables, sinon un seul et unique tableau, La vigne rouge...
Vincent va être l'objet de quolibets, de moqueries, mais le "raté" méprise la réussite sociale, les convenances, l'hypocrisie des bons sentiments, la morgue de la religion officielle, bref: la société tout entière. Il maudit le progrès. A ses yeux, la civilisation ne devrait être inspirée que par la charité, ni plus ni moins.
A la fin, pour Vincent, en peinture ( il s'oppose avec virulence à l'invention, comme il s'oppose à toute évocation de la Bible ), c'est "la pensée et non le rêve" dont il faut rendre compte : il n'y a que la peinture sur le motif qui importe; c'est là que se cache la vérité . Et c'est ainsi qu'il réussit à percer un des secrets de la peinture, à savoir la couleur .
Frédéric Pajak avait oublié Van Gogh, dit-il au début du livre, qui ne prétend pas être autre chose qu' une biographie du peintre hollandais, pour se perdre en lui et vivre un peu à ses côtés, et ne plus jamais l'oublier. Pour le lecteur, c'est une biographie inoubliable, parce que, pour la lui offrir, l'auteur se sert à la fois de mots et d'images: peut-il y avoir meilleur hommage?
Francis Richard
Manifeste incertain, Frédéric Pajak, 256 pages Les éditions noir sur blancVolumes précédents chez le même éditeur: