Pendant que la courbe du prix des bitcoins exprimé en dollars ou en euros continue de fluctuer plus ou moins violemment en fonction de l’actualité, la technologie sous-jacente, la Blockchain, poursuit sa douce pénétration de différents marchés, de façon suffisamment discrète pour que seules quelques petites vagues apparaissent à la surface de nos médias.
On découvre par exemple que Bitnet, un acteur influent dans le paiement avec cette monnaie, vient de se faire racheter par Rakuten, géant japonais du commerce en ligne. L’aspect intéressant de cette transaction est que l’acheteur semble tout particulièrement intéressé par la technologie développée par Bitnet pour accéder à la Blockchain, au point de développer un laboratoire spécifique « blockchain » à Belfast.
Bien évidemment, cet engouement (discret mais tenace) d’une partie des firmes technologiques provoque interrogations d’une part de ces médias qui tentent souvent de comprendre ce qui se passe. Reconnaissons que la technologie Blockchain, utilisant cryptographie et informatique distribuée, n’est probablement pas à la portée du premier venu qui risque de facilement sombrer dans un maelström d’approximations et faire du journalimse, quitte à jouer sur les peurs éternelles du méchant terrorisme ou du blanchiment d’argent sale : moyennant l’affirmation (fausse mais si souvent répétée) que les cryptomonnaies permettent des paiements anonymes (pas comme l’euro ou le dollar, hein, mes petits amis), on en vient à expliquer que Bitcoin permettrait le développement de pratiques criminelles, l’extorsion par rançon en premier lieu par exemple.
Parce que voyez-vous, la Blockchain intéresse même les banques, au point qu’on voit fleurir régulièrement quelques articles sur les projets plus ou moins fumeux de telle ou telle banque d’utiliser cette technologie en son sein. Dernièrement, c’est BFM qui se fendait d’un petit article pas trop violent pour décrire l’association récente de plusieurs banques (Santander, UBS, Bank of New-York Mellon, Deutsche Bank) dans le but de développer une cryptomonnaie basée sur la blockchain leur permettant des règlements interbancaires.
L’article se contente ici d’étaler quelques faits et se passe de toute analyse, qu’on cherchera d’ailleurs en vain sur l’internet francophone des médias traditionnels. Pourtant, il y a beaucoup à dire devant une telle annonce qui n’a absolument rien d’anodin.
D’une part, l’observateur un peu averti ne pourra s’empêcher de noter la recrudescence des velléités bancaires à vouloir développer ou s’approprier les technologies de la blockchain. Cette attitude des vieilles institutions est pour le moins paradoxale puisqu’il faut se rappeler que la blockchain offre un changement paradigmatique fondamental pour l’échange de valeur en permettant de s’affranchir d’un tiers de confiance. Par construction, la blockchain permet l’échange de propriété privée sans utiliser une troisième entité qui centraliserait et accréditerait la transaction. Fondamentalement, par construction, le motto de Bitcoin est « Be Your Own Bank », soyez vous-même votre propre banque.
Autrement dit, les banques essayent avec ces différentes associations et le développement d’atelier ou de laboratoires « blockchain » de s’approprier une technologie dont le fondement réside dans leur disparition, accréditant l’idée que la blockchain est une idée viable (et pour cause), alimentant clairement ce qui pourrait être l’arme de leur propre destruction.
Mais d’autre part, un autre changement est ici à l’œuvre dont je n’ai pas vu la mention dans les médias français et qui m’apparaît absolument fondamental : développer des techniques de netting interbancaire, ou de règlements interbancaires basés sur la blockchain représente un changement complet de philosophie vis-à-vis … du dollar américain. C’est tout sauf anodin.
Pour toutes les banques internationales, il existe une réalité intangible jusqu’à présent : le dollar américain est la monnaie de compensation systématique et quasiment obligatoire. Oh, bien sûr, une banque internationale peut très bien tenter de compenser ses opérations auprès des autres banques sans passer par la monnaie américaine, mais cela s’avèrera généralement très compliqué, et, pragmatiquement, suicidaire. Au passage, cela explique pourquoi une banque française (BNP Paribas), commerçant avec l’Iran et Cuba, s’est vue infliger une amende de 9 milliards de dollars américains, ayant utilisé cette monnaie pour régler certaines affaires avec ces pays.
Le dollar, de ce point de vue, est un formidable levier, un magnifique outil de puissance américaine puisqu’il s’impose quasiment à tous dans les transactions bancaires mondiales. À neuf milliards de dollar l’amende, on fait vite rentrer dans le rang les aventuriers. Or, si des banques basculent rapidement leurs transactions internes depuis le dollar vers bitcoin ou toute cryptomonnaie de leur choix, elles pourront mécaniquement se passer complètement du dollar et, par voie de conséquence, ne pas se retrouver du mauvais côté du bâton si le gouvernement américain tentait de leur infliger des sanctions.
Cette analyse est d’ailleurs partagée par Simon Black du site Sovereign Man, et je fais mienne les conclusions qu’il tire de celle-ci : la mise en place de techniques de blockchain dans les banques représente la menace la plus sérieuse et la plus profonde au système bancaire actuel qui repose avant tout sur l’hégémonie du dollar.
Or, l’implémentation de ces techniques ne demandera pas des douzaines d’années. La « preuve de concept » existe déjà depuis 2009. Elle est déjà valorisée, à elle seule, 8 milliards d’euros, et a amplement prouvé pouvoir fonctionner dans un cadre concurrentiel. Et avec l’incitation que représente à la fois les montants en jeu (le coût de ces transactions en dollar est estimé à 80 milliards annuellement) et les éventuelles amendes qui tomberaient en cas de changement « impromptu » de telle ou telle législation bancaire américaine (au demeurant minée de toute part), on comprend qu’il ne faudra probablement pas plus d’une petite poignée d’année pour que les banques internationales qui le souhaitent mettent en place des solutions alternatives aux compensations via le dollar. Elles en ont largement les moyens.
Du reste, l’hégémonie américaine dure depuis plus de 70 ans (on peut la faire remonter aux accords de Bretton-Woods en 1944), et un changement majeur après 7 ou 8 décennies ne représente rien d’invraisemblable surtout au regard de l’histoire monétaire depuis six siècles. On peut bien sûr imaginer un retour à l’étalon or, bien qu’en général un tel retour en grâce de la « relique barbare » (!) n’intervienne qu’après des guerres – ce qui n’augurerait rien de bon. Cependant, au vu des récentes manœuvres bancaires, on peut aussi considérer Bitcoin ou, de façon plus générale, les cryptomonnaies, qui constituent une alternative crédible.
Une conclusion s’impose : la blockchain s’installe discrètement, mais les changements qu’elle apporte seront tout sauf discrets.
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