Sur la terre qui redevient italienne
(De notre envoyé spécial.)
Gorizia, 26 août.
Le front italien est romantique ; il est de cape et
d’épée. Et la cape et l’épée de l’Italie traînent en ce moment sur Gorizia.
Laissons cette ville conquise, laissons-la sous la pluie, la
verdure et la rouille, laissons-la dans la gloire de son retour et la tristesse
de son abandon ; laissons les sentinelles italiennes monter la garde dans
les guérites autrichiennes, et suivons le roi qui repart en auto.
Il s’était enfoncé tout à l’heure dans les petites rues. Un
général marchait à ses côtés, tous deux étaient seuls. J’ai lu des notes qui
parlaient d’une population assemblée qui l’avait acclamé. C’est bien plus grand
que cela, il n’y eut pas de population. Le long des trottoirs, sous les balcons
qui laissaient tomber de grosses gouttes de pluie, il y eut un roi qui, les
recevant sur ses épaules, venait, solitaire, donner son baiser à la ville
retrouvée.
L’auto monte vers le château vénitien, des régiments montent
vers les montagnes.
Qu’ils sont sévères, les soldats d’Italie. Les Anglais, dans
leur kaki et leur bonne mine, sont engageants. Les Français, dans leur bleu,
sont attirants comme l’horizon qu’ils annoncent ; les Italiens, dans leur
vert sombre, sont graves comme des cyprès. Avant la guerre, la légende nous les
représentait emplumés et s’en allant chantant. Que cette légende meure !
Ils sont calmes, ils sont froids et ils ont laissé les romances au pied de la
baie de Naples.
Il semble que par leur excès de réserve ils aient voulu
corriger le romanesque des lieux où ils combattent. Dans un pays échevelé, et
qui porterait à gestes sans mesure, ils sont bas et positifs. Les régiments de
l’Italie sont l’image de la nouvelle figure qu’elle est en train de prendre.
Plus haut que son passé de pierres, et au-dessus de ses forum de terre, elle
apparaît se cuirassant d’acier. L’anémie n’a pas touché son armée. Ses chocs,
ses victoires ne l’ont pas entamée. Ses unités, ses hommes, ses muscles sont au
complet. Tout est pesé à la balance. Ses forces sont jeunes comme la vie. Il
n’y a de tourmenté que le front. Ceux qui le portent sont plantés droit.
Pareille à ses régiments qui gravissent les monts, l’Italie monte. L’auto du
roi aussi. Elle arrive au château. C’était l’observatoire de l’ennemi. Un
soldat se met devant la voiture et l’arrête. Un autre soldat, ce matin, en
avait fait autant. C’était au pont de Lucinico. Les Autrichiens le battent
depuis trois semaines ; ils guettent les voitures qui l’enfilent. Quels
sont encore ceux-là qui viennent voir Gorizia, ville qu’ils ont perdue. Ils la
battaient. Le chauffeur du roi s’arrêta devant le geste de la sentinelle. Il ne
s’arrêta pas longtemps. Sans se retourner, connaissant son client, se
contentant de son coup d’œil il lança sa voiture entre deux bordées. Mais, ici,
le roi obéit, il est sur le front, il rentre dans la consigne. Personne ne doit
passer dans ce chemin découvert, il fera comme les autres, il prendra derrière
le mur. Un planton allonge le pas, le dépasse et va dire au poste :
« Un général ! »
Nous sommes au-dessus de Gorizia, le roi d’ici voit sa
conquête ; il voit, aussi, toutes les effroyables montagnes où attendent
ses ennemis.
L’écho des montagnes
Ah ! nous n’avons pas l’air d’être une ligne de feu,
nous crient derrière les autres montagnes qui viennent d’être enlevées, que te
faut-il ? Prendrais-tu, par hasard, pour des nuages, les fumées blanches
qui nous encapuchonnent ?
Il ne faut pourtant pas t’imaginer que tous ces bruits sont
un orage dans la montagne, et que ces éclairs-là, que tu vois dans le fond,
sont des éclairs du ciel, et c’est parce que nous faisons une belle toile de
fond que les gens qui meurent ici ressuscitent à la fin. C’est comme dans la
plaine. Porte un regard au pied du Sabotino et vois les cimetières. Puis,
touche-nous. Nous étions habituées à avoir de la neige, à être fraîches ;
nous fumons maintenant, et nous sommes brûlantes, et nous sommes toutes rouges.
Les autres montagnes, celles qui n’ont pas encore eu chaud, sont vertes, mais
nous, nous sommes pelées, et il nous en manque, de la terre.
Oui, il leur en manque, elles sont rabotées, et en face des
autres qui n’ont pas encore connu le feu, elles paraissent dire :
« Voilà ce qu’il faut souffrir pour redevenir italiennes ! »
Le poste attendait donc un général. Un lieutenant se tenait
sur la dernière marche d’un escalier en bois ; il ne fut pas surpris de
voir le roi. Le roi sur le front ce n’est pas un événement, c’est une habitude.
L’escalier de bois conduisait à une tour, et cette tour, par
quatre regards, embrassait tout le pays, celui qui fut sanglant et celui qui va
l’être.
Le roi regarde
Le roi mit sa tête à la première lucarne ; il regardait
la terre conquise. Il alla à une seconde, c’était le même spectacle, puis il
revint à la première. Il suivait une pensée. C’était Sabotino qu’il avait en
face, le Sabotino que lui avaient gagné ses soldats, et, avec lui,
Gorizia ; et c’était de l’émotion, sa pensée.
Il alla aux deux autres lucarnes, c’était l’ennemi qu’il
fixait, c’étaient les montagnes italiennes que survolait encore, quoique
déplumé et saignant du bec, l’aigle d’Autriche. Il s’assit bien sur ses jambes
et examina. À un moment il appela le général, lui céda la place ; le
général se mit à examiner, puis le roi reprit la place. Ni le général, ni le
roi, ne parlèrent. Ils voyaient. N’était-ce pas la quantité de sang qu’il
allait falloir verser ?
Ces montagnes portent toutes des noms de saints,
San-Daniele, San-Gabriele, Santa-Caterina. C’est peut-être pour que les soldats
qui tomberont dessus aillent plus vite au ciel. En tout cas, saint Daniel,
saint Gabriel et vous, sainte Catherine, qui êtes une femme et sans doute
meilleure, priez pour eux ! Ce sont des frères.
L’air est piqueté de coups de fusil.
Le Petit Journal, 28 août 1916.
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