Pour leur septième édition, les programmateurs du festival Nox Orae ont convoqué quelques-uns de leurs artistes préférés. Ces figures ont marqué la musique underground des 30 dernières années grâce à une approche plutôt iconoclaste. À travers des explorations sonores, la musique devient pour ceux-là texture et lumière, un geste et une dynamique selon le système de correspondances poétiques et sensorielles développé par Baudelaire.
Autant Thurston Moore qu' Anton Newcombe (BJM) et Sonic Boom (Spectrum) s'intéressent aux possibilités auditives de leurs instruments (guitare, claviers, etc.) à travers diverses manipulations et effets. D'autre part, ces compositeurs ont été influencés fortement par le minimalisme de groupes tels que le Velvet Underground, où la dissonance et la répétition créent des états intenses d'hypnose.
En premier lieu, Thurston Moore a commencé sa carrière à la fin des années 1970, sous l'influence du club CBGB, où jouaient Patti Smith, Ramones et les Stooges. Moore participa d'abord des ensembles expérimentaux du compositeur contemporain Glenn Branca avant de fonder Sonic Youth au début de la décennie de 1980. Moore est reconnu de nos jours comme un guitariste créatif et au jeu sauvage et innovateur.
Les morceaux de Sonic Youth sont des chansons expérimentales où le son est roi et les mélodies s'étalent parfois en de longues plages instrumentales, avec un air évident de science fiction. Ce groupe détourne le rock grâce à une panoplie d'effets (de vrais collectionneurs de pédales), des accordages spéciaux et troublants, ainsi qu'à des structures en spirale. Leurs albums de la moitié des années 1980 (Bad Moon Rising, EVOL, Sister, Daydream Nation) sont devenus d'autant plus importants avec le temps: le genre de disques peu diffusés qui marque d'autres musiciens ou qui donne envie à ceux qui les découvrent de fonder un groupe.
Suivant la fin de Sonic Youth, Thurston Moore poursuit une carrière solo. Son (super) groupe actuel rassemble le batteur Steve Shelley (Sonic Youth) ainsi que la bassiste Debbie Googe (My Bloody Valentine) et le guitariste anglais James Stewart. Les concerts qu'ils ont donnés au Pully For Noise et au festival Kilbi pendant les dernières années ont été aussi intenses qu'étonnants. En outre, Moore participe souvent de jams improvisées et bruitistes avec des musiciens d'avant- garde dans la scène noise, publie des reccueils de poèmes et gère un label musical et une maison d'édition. Toutes ces facettes influencent sa façon d'aborder la composition et l'interprétation.
En deuxième lieu, Peter Kember, alias Sonic Boom, a été le chanteur, compositeur et guitariste de Spacemen 3 pendant les années 1980 avant de fonder Spectrum au début des années 1990. Les Spacemen 3 ont fait du rock psychédélique à une époque où (presque) personne en faisait, à part des artistes comme My Bloody Valentine ou les Jesus and Mary Chain. Leur point en commun est de reprendre la psyché mélodique anglaise des années 1960 (de groupes obscures comme Kaleidoscope) en la noyant sous des couches de distorsion, de feedback et de bruit, la poussant ainsi hors de ses propres limites.
Spacemen 3 a osé sortir des albums appelés "Prendre des drogues pour faire de la musique pour prendre de la drogue" ou "l'ordonnance parfaite". Ceux-ci n'ont eu que très peu d'écho à l'époque, avant de devenir des objets de culte, des œuvres initiatiques. Sonic Boom fonde par la suite Experimental Audio Research (E.A.R.), un vrai laboratoire de recherches dans le champ de l'ambient et les claviers analogiques et digitaux, et Spectrum, son projet pop-rock. Celui-ci a joué récemment au festival Hautes Fréquences à Leysin et au Bourg à Lausanne, avec des shows captivants qui ont envouté un public émerveillé.
En troisième lieu, Anton Newcombe, l'homme orchestre et le compositeur de Brian Jonestown Massacre, a marqué depuis 20 ans une rennaissance du rock psychédélique, jusqu'à ce qu' il devienne actuellement un des styles les plus importants de la scène underground. La prolifération de nouveaux groupes du genre et des Psych Fest autour du monde (Bruxelles, Austin, Yverdon- les-bains, Liverpool) en témoigne. Auteur d'une quinzaine d'albums (plus des singles et des projets parallèles) et multiinstrumentiste (il joue une centaine d'instruments), sa personnalité extravagante et passionnée a été capturée dans le documentaire "Dig".
Voilà trois groupes et personnalités historiques qu'il est rare de voir réunis dans un seul événement, d'autant plus dans un cadre aussi intime. Car la Nox Orae, les Nuits du rivage en latin, est un festival de taille modeste mais de grandes ambitions. C'est un luxe de pouvoir apprécier des artistes de cette envergure avec un public réduit. Le très beau jardin Roussy, au bord des vagues du Léman, est un cadre surréel grâce à sa vue panoramique et ses arbres généreux.
Le reste de l'affiche invite à la découverte. Les chiliens de Föllakzoid ont atteint une certaine renommée underground issue de leur rock "cosmique" qui puise son inspiration dans la spiritualité aborigène et ancestrale de l'Amérique du Sud et dans le ciel de leurr pays, si pur que l'on peut "toucher les étoiles". Leurs morceaux circulaires induisent une transe semblable à celle de la musique électronique, avec une influence claire du kraut rock allemand des années 1970 (Can, Faust, Neu).
Les Föllakzoid ont vite été repérés par le label psyché Sacred Bones, de New York. Cela leur a ouvert la porte de la scène internationale et leur a permis également de multiplier les tournées et les festivals. Les chiliens ont par ailleurs fait un concert incendiaire et cathartique au Rocking Chair à Vevey l'année dernière et ils ont ouvert l'édition 2016 du festival Kilbi à Düdingen.
Les musiques du monde, dont un certain versant est repris par la scène psyché actuelle, est présente à la Nox Orae grâce aux algériens d'Imarhan, dont le blues berbère et africain les rapproche de Tinariwen et Bombino. Les japonais de Kikagaku Moyo plongent pour leur part dans un psychédélisme qui incorpore des éléments orientaux traditionnels et qui semble issu de la fin des années 1960.
L'affiche est complétée par des talents locaux: les suisses de Disco Doom et Zahnfleisch. Les premiers se rapprochent au rock indépendant des années 1990, époque où ils ont commencé à jouer, et de Sonic Youth. Les deuxièmes explorent plutôt un côté garage et déchainé avec des teintes kraut indéniables, ainsi qu'une énergie directe et primaire.