Source : Femme Majuscule - Mai/Juin 2016
Jouer, danser, chanter... Lambert Wilson est un artiste complet, qui peut nous faire rire autant que nous émouvoir. Rencontre avec le plus élégant de nos comédiens, à l'occasion de la sortie de l'album Wilson chante Montand.
Un café parisien, à deux pas du musée Picasso, un matin. Il a ici ses habitudes. Dès qu'il arrive, on est frappé par son charme et son allure. Ce n'est pas qu'une réputation, l'âge lui va bien... En ce moment, son emploi du temps est un peu compliqué : il jongle entre les interviews pour son disque de reprises d'Yves Montand, un tournage, des séances photo et ce que Simone Signoret appelait le "service après-vente", c'est-à-dire la promo de ses films. D'une voix douce, mais déterminée, il se prête volontiers au jeu. Avec sincérité - et aussi avec un certain recul sur lui-même, une légère distance, comme s'il n'était pas dupe de tout ce bruit autour de lui. Certainement ce qu'on appelle l'élégance...
Depuis le début de l'année, on vous a vu dans La vache, une comédie qui a dépassé le million d'entrées, vous êtes la voix de Baloo dans Le livre de la jungle, vous serez le 22 juin dans Tout de suite maintenant, de Pascal Bonitzer, aux côtés d'Isabelle Huppert, Vincent Lacoste et Jean-Pierre Bacri, vous avez terminé le tournage de L'Odyssée de Jérôme Salle, où vous incarnez le commandant Cousteau, et vous avez sorti un nouvel album, Wilson chante Montand. Vous aimez les grands écarts...
Et je viens de commencer un premier film, Corporate, de Nicolas Silhol, avec Céline Salette, sur les suicides dans le monde du travail, et dans lequel je joue un DRH terrible ! Mais le grand écart, c'est le propre des acteurs, non ? En tout cas, c'est ce dont on rêve... La vache est une fable drôle et émouvante, tellement bienvenu à la lumière des tragiques événements de l'an dernier. Alors qu'on fait tout aujourd'hui pour que les gens se méfient les uns des autres, c'est un film qui, grâce à la candeur du personnage principal, prône l'entente et la solidarité, et où des gens qui n'auraient même pas dû se rencontrer s'apprécient. Un film généreux et jamais mièvre.
Montant a beau vous accompagner depuis longtemps - vous avez déjà chanté certaines de ses chansons sur scène - ce n'est pas vous qui avez eu l'idée de cet album de reprises.
Oui déjà, à la fin des années 1990, j'avais eu l'idée, pour remonter sur scène, de trouver un fil rouge qui donne une structure à ce nouveau tour de chant. Je ne voulais pas que ce soit seulement des chansons alignées les unes derrière les autres, et un spectacle autour des chansons de Montand s'était imposé. D'autant que je trouvais qu'on avait un peu oublié le magnifique chanteur qu'il était. J'adore la façon dont il monte la voix dans les aigus, avec ces petites brisures. Il a un vibrato délicieux. J'aime ce sourire qu'il a dans la voix, ce mélange de gravité et de fantaisie, au sens qu'on lui donne dans le music-hall. Finalement, j'ai enchaîné les films et les comédies musicales et ça ne s'est pas fait. Il y a quelque temps, Sony m'a approché par le biais de Bruno Fontaine, merveilleux pianiste, arrangeur et compositeur avec lequel j'aime travailler, pour un projet autour de mélodies françaises du XIXe siècle. On en a enregistrées quelques unes. Je n'ai pas été très convaincu : je ne me lâchais pas assez. Mais en écoutant cette maquette, le patron de Sony Classical a été sensible au timbre de ma voix et a lancé l'idée de cet album de reprises. Quand Bruno m'en a parlé, j'ai dit oui tout de suite. J'ai toujours adoré chanter Montand. Je me sens bien dans son répertoire, je suis à l'aise dans son registre, dans la hauteur de sa voix, dans la sensualité de son articulation, dans son amour des mots - et des poètes... Cela faisait un moment aussi que je voulais retrouver Bruno. Ce type est une Rolls. C'est un tel plaisir de travailler avec lui ! D'ailleurs, très vite, c'est la notion de plaisir qui l'a emporté sur tout le reste. Il y a un moment où on ne pense plus en termes de positionnement dans le paysage culturel, médiatique, on fait ça seulement parce qu'on a envie de le faire. Enregistrer un disque, c'est simple. Ce qui l'est moins, c'est de devoir se justifier après, lorsque le disque sort, et affronter tous ces "Pourquoi ?"
Avec Nicole Kidman - Cannes 2014
Oui, pourquoi ?
Comme je vous l'ai dit, d'abord pour le plaisir. Et puis, sans doute aussi, modestement, pour remettre un peu la lumière sur Montand. Pour le faire peut-être découvrir aux plus jeunes. Cet automne, j'ai travaillé sur deux monstres sacrés français de la même époque, Montand et Cousteau, célèbres alors quasiment dans le monde entier, et qui se connaissaient - Cousteau avait d'ailleurs demandé à Montand de faire la voix off d'un documentaire sur l'Amazonie. Et j'ai réalisé qu'aujourd'hui, ils étaient en fait très peu connus par les moins de 40 ans. Donc si ce disque peut faire en sorte que les jeunes découvrent les chansons de Montand... Mais, encore une fois, c'est une chose que de prendre du plaisir à faire un disque de reprises en espérant que les gens vont en trouver à l'écouter ; c'en est une autre d'aller faire sa promotion, dans des émissions où chacun vient vendre son truc, des trucs d'aujourd'hui, dans l'air du temps. Du coup, cela réveille les questions de légitimité, les interrogations, les doutes.
Pourtant, après avoir osé la parodie de Céline Dion dans Sur la piste du Marsupilami, d'Alain Chabat, vous pouvez tout vous permettre. D'ailleurs, on vous sent aujourd'hui plus libre qu'à une certaine époque...
C'est beaucoup plus facile d'oser une parodie que de défendre quelque chose sérieusement, surtout si vous vous dites que... ce n'est pas indispensable aux autres ! En fait, ce qui m'a libéré, c'est surtout la comédie musicale que j'ai faite bien avant la parodie de Céline Dion. A little night music, avec Judi Dench à Londres. Pour moi, il y a un avant et un après les neuf mois que j'ai passés avec elle sur scène, à faire des choses insensées. C'est là que mes inhibitions sont tombées. Judi est extraordinaire. C'est l'une des plus grandes actrices tragiques ET comiques d'aujourd'hui. J'étais comme à l'école, je l'ai observée tous les jours. J'ai compris à son contact qu'on ne pouvait pas être un acteur complet, et même un acteur désirable par un metteur en scène, si on n'acceptait pas, comme on dit, de "sortir son clown", son fameux clown intérieur. Lorsqu'on en est capable, on peut tout faire. C'est à partir de là que j'ai accepté des personnages qui renvoyaient une image de moi que jusque-là je n'avais pas osé assumer. Ca a donné Jet Set, Palais royal, Le marsupilami, etc. Et ça n'a pas empêché Des hommes et des dieux !
C'est justement lors de la présentation à Cannes du film de Xavier Beauvois, en 2010, qu'on a senti qu'il se passait quelque chose, que vous n'alliez pas très bien. Deux ou trois ans plus tard, vous n'avez pas hésité à révéler que vous aviez traversé une grave dépression...
En fait, j'ai voulu en parler parce qu'il faut dire aux gens qui traversent de noires périodes qu'on s'en sort, que ça peut même déboucher sur une aventure extraordinaire... Après la mort de ma mère, puis, un an plus tard, de mon père, j'ai fait en effet une profonde dépression. Jusque-là, mon moteur avait été d'impressionner mes parents, particulièrement mon père. J'avais le sentiment que rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à ses yeux, alors je voulais lui en mettre plein la vue. Soudain, il n'y avait plus ce ressort-là. Tout paraissait vain. Cela a été une période très dure mais en même temps très bénéfique. Ca m'a permis d'oublier cette obsession de briller, de devenir un acteur international, et de me recentrer sur l'essentiel, de redéfinir mes priorités, de comprendre où étaient mes vrais désirs... Aujourd'hui j'ai l'impression d'être un bouchon qui se laisse porter sur le fleuve. J'ai renoncé à l'ambition au profit du plaisir. Ce que j'aime, c'est jouer la comédie et chanter, être sur scène aussi. Depuis que j'ai déménagé, c'est ici, dans ce café, que je rencontre les metteurs en scène. Et j'adore ce moment de "la première fois". Le plus beau, au fond, c'est la promesse. Je ne veux plus être une star mondiale, je veux juste travailler avec des gens qui m'intéressent. J'ai quand même été gâté, j'ai approché de très bons créateurs et j'ai envie de continuer. C'est bien ça qui est le plus passionnant : quand on cherche ensemble, quand on découvre un imaginaire, quand on découvre une façon de faire du cinéma, ou de la musique !
Des hommes et des dieux
Comment vous voyez-vous dans une dizaine d'années ?
Je ne sais pas mais plus tard, j'adorerais être comme ces vieux acteurs anglais qui ont un rôle de temps en temps dans un film plein d'effets spéciaux où ils tournent devant un écran vert pendant six mois et gagnent une fortune ! Je pourrais ainsi réaliser mon rêve : être vieux, sur une île en Grèce, à regarder les bateaux aller et venir dans le port...