Comme le faisait fort justement remarquer Archimède, tout corps plongé dans un liquide en ressort mouillé. Ce qui est vrai pour un physicien grec l’est tout autant pour des maillots de bains, y compris pour les plus larges d’entre eux, les burkinis. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour déclencher une belle polémique humide à la française.
Afin de pimenter l’affaire, l’ensemble de la démarche a été posée dans un cadre religieux, alpha et oméga pratique pour déclencher l’urticaire d’un pays confit de son anticléricalisme forcené : pour ces femmes, il semble indispensable de se couvrir ainsi en allant barboter à la mer afin non pas d’attirer sur soi les regards des moqueurs mais de respecter leur conception de leur foi. Prétexte amusant qui, au passage, pousse à s’interroger sur l’avis de Mahomet, Abraham ou Jésus sur des pratiques sociales ou des technologies parfaitement anachroniques avec eux, et qui, surtout, permet à l’observateur extérieur de voir les bienpensants s’emberlificoter gravement avec leurs dogmes intellectuels.
Alors qu’un Edwy Plenel, journaliste tendrement pétri de valeurs socialistes, semble tout joyeux de rappeler que la liberté, la vraie, suppose de pouvoir s’habiller comme on le souhaite, Laurence Rossignol, député elle aussi tendrement pétrie de valeurs socialistes, juge « profondément archaïque » un tel accoutrement et entend le combattre, le tout sans ces arrière-pensées qui seraient à la fois nauséabondes et de droite.
Personne ne s’étonnera de la « cohérence » vibrante d’humanisme étalé à gros rouleaux baveux de nos deux phares de la pensée moderne. Pourtant, Plenel sera le premier à fustiger violemment ceux qui viendraient à utiliser leur liberté d’expression pour se moquer des femmes en burkini (la liberté n’est belle que dans le cadre défini par Edwy, n’est-ce pas). Quant à Rossignol, elle n’aura aucun mal à chanter les louanges des vêtements (ou disons, leur absence) de certains individus lors de Gay Pride endiablées, le projet de société qu’ils représentent alors étant sans aucun doute plus souhaitable à ses yeux que tout autre projet, pas estampillé Camp du Bien. Mais peu importe.
Car c’est bien de survie qu’on va nous faire croire qu’il s’agit : la République est en danger, mes petits amis ! Les burkinis sont à nos portes et seule une main ferme et des lois taillées au cordeau pourront bouter le danger hors de nos frontières, par ailleurs passoires scandaleusement ouvertes par des traités européens scélérats, et gnagnagna souveraineté nationale, et gnagnagna envoyez le Charles De Gaulle en opex et bombardez la Syrie !
Pourtant, ce n’est pas la première révolution vestimentaire que le pays aura dû subir. Ce n’est pas le premier faux-pas en habillage que le peuple français aura commis, et auquel il aura pourtant brillamment survécu. D’autant qu’en fait de peuple, seule une frange est concernée.
On m’objectera, à raison, que la taille de cette frange semble augmenter et que ce serait là le principal problème. Si l’observation est probablement exacte, le problème n’est pas là. De même qu’il n’est pas dans l’augmentation du nombre de femmes en burquas se baladant dans nos rues. Le problème est, malheureusement, bien plus profond puisqu’il se situe dans l’absence de possibilité de réponse sociale à cette dérive.
En effet, sur les quarante dernières années, tout a été construit pour que soit impossible la seule réponse possible du corps social à ce qu’il trouve incongru (peu importe ici que ce soit à tort ou à raison) : en quatre décennies, on a progressivement rendu tabou voire éventuellement illégal de se moquer de certaines pratiques, de certaines pensées, de certaines religions. À force de subventions et d’orientations politiques délétères, on a donné un pouvoir quasi-illimité à des fourmillements d’associations lucratives sans autre but que celui de policer la pensée des gens.
Il est devenu de facto impossible de ridiculiser ce qu’on trouve ridicule : des ligues de vertu, du CRAN à la LICRA en passant par tant d’autres acronymes grotesques, se sont érigées en pourfendeurs d’oppressions fantasmées et sont toujours sur la brèche pour lutter contre les mauvaises paroles ou les mauvaises pensées (pour les coups et blessures effectives, elles se font plus timides, et deviennent totalement inexistantes lorsque la victime n’est ni de la bonne religion, ni de la bonne couleur).
C’est par exemple cette pression sociale qui faisait que, jadis, un petit con surpris à faire des bêtises se prenait les rodomontades de la maréchaussée suivie d’une déculottée de ses parents. Le petit con grandissait et devenait moins con. À présent, la pression sociale ne joue plus, les parents, confits de l’idéologie collectiviste, ayant abdiqué leurs prérogatives aux forces de l’ordre (on paye l’État pour ça, après tout) qui n’ont plus le temps de les utiliser. Les petits cons deviennent grands mais restent cons.
Maintenant, si on a encore le droit de faire des blagues sur les blondes (pour combien de temps encore ?), il est en pratique très risqué d’en faire sur d’autres catégories de personnes. Or, s’il est impossible de se moquer, de ridiculiser ou de simplement exprimer son opinion, la norme sociale n’est plus définie et la frustration s’installe. Elle se traduit mécaniquement par une montée des tensions entre les individus qui font alors tout pour marquer leurs différences. Et là où la pression sociale aurait utilisé la moquerie pour juguler les envies des uns et des autres de se trop se différencier, la perte de liberté d’expression entraîne une montée des comportements radicaux, destinés à marquer la capacité des uns et des autres à bien se rebeller contre le pouvoir en place.
Mieux encore : les burkinis n’auraient pas été un problème si la République avait pu garantir à ses citoyens le pouvoir de s’en moquer sans craindre ni les ires des associations mouche-du-coche, ni, plus incroyable encore, celles des coreligionnaires armés de harpons qu’un état d’urgence devrait pourtant rendre fort improbable. S’il y a un problème avec ces vêtements, ce n’est pas dans leur existence ou dans la volonté farouche et ridicule de certaines de s’en accoutrer, mais dans le fait qu’on ne puisse plus librement critiquer ces choix (ou tout autre, du reste) sans risquer l’incident juridique ou la rixe punitive : une société saine peut fort bien prôner la tolérance sans s’imposer l’approbation.
En France, on en est maintenant très loin, et à chaque consternante poussée d’hystérie médiatique sur ce genre de sujet, on s’en éloigne encore en polarisant les foules en deux groupes diamétralement opposés, irréconciliables : celui de l’approbation niaiseuse et universelle au prétexte de valeurs républicaines indéfinies, et celui de l’interdiction impraticable sous les mêmes prétextes grandioses.
De burquas en burkinis, de débats médiatiques idiots en prises de position politique consternante, que croyez-vous donc qu’il va bien pouvoir se passer ?