On ne choisit pas son prénom. C'est bien vrai, et c'est pour la vie, comme on dit.
Il est certes possible de se faire appeler autrement, quand il ne convient pas, mais, donné à la naissance, il n'en demeure pas moins qu'il aura accompagné les premiers pas dans l'existence et les aura marqués de son empreinte. Il paraît même que les vibrations du mot ne sont pas sans effet sur l'esprit.
Dans L'autre Edgar, Edgar, le prénom du protagoniste, a d'autant plus d'importance que c'est celui d'un autre, comme le titre l'indique, d'un frère mort prématurément deux ans avant lui, et que ses parents, Maria et Louis, ayant eu du mal à le trouver, ont voulu le réutiliser, pour éviter du gâchis.
D'avoir ainsi donné le même prénom ne peut pas être sans conséquences sur cet enfant, ne serait-ce que parce les comparaisons avec le disparu sont inévitables. L'autre, immanquablement idéalisé, est pourvu de vertus qu'il n'avait ou n'aurait pas eu forcément, d'autant qu'il est mort tout petit.
Anne-Frédérique Rochat raconte dans ce roman l'histoire de la vie de cet Edgar, à qui ses parents, Maria et Louis, cachent qu'il est le deuxième du prénom. Ne reste de son frère qu'une photo en noir et blanc, dans un cadre, placée sur le buffet du séjour, photo qui lui donne des cauchemars.
Edgar n'a pas atteint l'âge de raison qu'une deuxième photo en noir et blanc vient rejoindre la première sur le buffet. C'est celle de son père. Maria n'a pas eu le coeur de dire à Edgar que son père, qu'il aimait, ne reviendrait plus, qu'il était mort. Elle lui a dit qu'il était parti pour un long voyage.
Comme Edgar n'est pas sot, il tanne leur voisine, Mathilde, qui est une vieille dame bienveillante et qui habite l'autre moitié de la maison familiale, jusqu'à ce qu'elle lui dise la vérité, que son père et son frère ne reviendront jamais et que tout le monde est destiné, comme eux, elle comme lui, à mourir un jour.
L'existence d'Edgar est marquée non seulement par le fait qu'il est le remplaçant, mais aussi parce qu'il vit seul avec sa mère, qui est en quelque sorte la femme de sa vie et qu'il n'arrive pas à se faire des amis. Cette vie solitaire à deux a évidemment des répercussions sur leur vie affective, et sexuelle.
Quelques temps après la mort de Mathilde, Maria et Edgar cherchent des locataires pour l'appartement qu'elle occupait. Lors de la visite de ce dernier par un jeune couple, Macha et Henri, Edgar tombe raide amoureux de la jeune femme dont le prénom, qui lui va comme un gant, lui rappelle Tchékhov:
Son visage délicat, son corps sensuel et fragile à la fois, sa voix douce, ses yeux en amande, sa nuque élégante et ses gestes gracieux l'émouvaient tout en l'excitant follement. De la poésie et du charme se dégageaient de cette femme, elle ressemblait à un personnage de conte, il voulait entrer dans son histoire et y tenir le rôle principal.
Anne-Frédérique Rochat, par touches successives, dresse en profondeur le portrait d'un Edgar, bizarre aux yeux des autres, empêtré dans son amour pour sa possessive de mère et qui doit se contenter, après s'être amusé tout seul, de ne connaître du sexe que ce que des professionnelles lui en ont appris.
Aussi le lecteur, par compassion, se demande-t-il si Edgar rompra enfin un jour le cordon ombilical, si ses fantasmes deviendront enfin réalité ou s'il poursuivra indéfiniment des chimères, n'arrivant jamais à s'émanciper et à avoir une autre femme dans sa vie que celle qui la lui a donnée.
Francis Richard
L'autre Edgar, Anne-Frédérique Rochat, 256 pages Éditions Luce Wilquin (sortie en librairie le 19 août 2016)
Romans précédents publiés chez le même éditeur:
Le chant du canari (2015)
Accident de personne (2012)
Le sous-bois (2013)
A l'abri des regards (2014)