Lorsque l'on évoque l'atelier de Gustave Courbet, c'est naturellement celui de la rue Hautefeuille qui vient à l'esprit, qu'il immortalisa dans sa grande toile énigmatique de 1855 actuellement en cours de restauration au musée d'Orsay. Or, on oublie trop souvent qu'en décembre 1861, il se lança dans une aventure éphémère (elle prit fin 4 mois plus tard), la création sur la rive opposée de la Seine, rue Notre-Dame des Champs, d'un atelier ouvert aux jeunes peintres. Une quarantaine s'y inscrivit, dont Fantin-Latour et un autre artiste, plus confidentiel, Emmanuel Lansyer (1835-1893) qui deviendra le trésorier du lieu. L'enseignement de Courbet n'avait bien entendu rien d'académique, c'est là ce qui attira une jeune génération intrépide. Dans une lettre ouverte " aux jeunes artistes de Paris ", il marquait sans ambigüité sa différence : " Je ne puis m'exposer à ce qu'il soit question entre nous de professeur et d'élève. [...] Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis songer à me constituer professeur. "
La ville de Loches et l'Institut Gustave Courbet ont eu l'excellente idée de raviver le souvenir de cette expérience en abritant, dans le musée-maison d'Emmanuel Lansyer situé dans la belle cité médiévale, une exposition intitulée " Courbet s'invite chez Lansyer " (jusqu'au 2 novembre 2016). Cette demeure a su conserver son atmosphère " Second Empire ", avec ses meubles, ses journaux d'époque, sa vaisselle, ses bibelots ; on s'y sent bien. Et c'est dans cet intérieur bourgeois que se confrontent des toiles de Courbet et de Lansyer, autour de thématiques communes. Le paysage y est à l'honneur. Autant l'indiquer tout de suite, l'éclairage serait absolument à revoir. Il est vrai que braquer des projecteurs classiques sur de petits formats de Courbet, souvent sombres comme il aimait les peindre (il travaillait sur fond noir) et recouverts de vernis brillant, ne rend pas la tâche facile. Le spectateur, aux heures où l'affluence est moins dense, peut certes prendre du recul, mais les détails lui échappent et, s'il s'approche, les reflets de lumière l'aveuglent. Pour autant, l'exposition ne manque pas d'un réel intérêt.
Certes, parmi les œuvres de Courbet, ce ne sont ni les plus célèbres, ni les plus grandes, ni parfois les plus réussies qui sont offertes au public. Mais c'est justement ce choix qui rend la découverte passionnante. Elle permet de voir des peintures qui auront peu de chance de figurer dans une grande rétrospective, mais qui favorisent une connaissance bien plus fine du maître peintre d'Ornans. Deux paysages de jeunesse Le Peintre et son modèle dans un paysage rocheux et La Loue à Ornans (1838, l'artiste avait 19 ans) offrent un bel aperçu de ses premiers travaux. Les Amoureux dans la campagne (1873) est une jolie toile de fin de vie qui rappelle étrangement ses jeunes années d'apprentissage champêtre. C'est aussi avec plaisir que l'on découvre un portrait peu répandu du peintre par Nicolas Chifflart. De belles gravures d'œuvres célèbres, qui ne pouvaient figurer ici en original, témoignent en outre d'un choix judicieux : Un Enterrement à Ornans, L'Atelier du peintre, La Curée, Le Retour de la foire et ces Baigneuses du Salon de 1853 qui provoquèrent un scandale, mais dont un exemplaire similaire à celui exposé figurait dans l'atelier de Matisse.
Lettres, dessins de presse, photographies d'époque et objets personnels de Courbet complètent cette réunion, dont trois de ses pipes et deux reliques émouvantes : le moulage de sa main droite et son masque mortuaire qui auraient peut-être mérité une meilleure mise en valeur. Mais la scénographie réserve une belle surprise dans la grande pièce de l'étage : une reconstitution partielle de l'atelier de la rue Notre-Dame des Champs suivant une gravure du Monde illustré de mars 1862. On y voyait Courbet, palette à la main, estimer le travail des élèves tandis qu'un bœuf vivant occupait une petite estrade. On retrouve ce bœuf, factice mais réaliste, dans cet atelier improvisé hérissé de chevalets sur lesquels sont fixées des toiles, à l'état d'esquisse.
Reste l'essentiel, la confrontation entre les toiles de Courbet et celles de Lansyer. Celle-ci, rapidement, tourne court. Le visiteur trouvera, d'un côté, de la bonne peinture, appliquée, précise, lisse ; aucune feuille ne manque aux branches des arbres, aucune pierre aux murs des constructions ; les perspectives ne souffrent pas le moindre reproche, pas plus que les ombres portées. La peinture de Lansyer trahit sa formation d'architecte auprès de Viollet-le-Duc ; son Château de Loches et son Mont Saint-Michel ont manifestement été préparés à la règle et au compas, méticuleusement. Les tenants de l'art académique n'y trouveraient rien à redire. Même ses paysages, peints avec minutie, s'approchent de la photographie. Sans doute son passage dans l'atelier de Courbet exerça-t-il une influence, comme tend à le suggérer sa Vague de 1873, mais elle demeura très discrète.
Face à ces toiles, celles de Courbet, magistralement exécutées en quelques coups de brosse et de couteau, proposent des paysages (sous-bois et marines) charnels, vivants, végétaux, minéraux. La matière en traduit la vigueur ; de la composition surgit l'émotion. Le gouffre qui sépare le bon peintre du génie s'ouvre sous les pieds du spectateur, sauf peut-être devant La Cascade, toile de 1873 probablement exécutée au début de l'exil de Courbet en Suisse, dans laquelle semble bien transparaître la collaboration de Pata ou d'Ordinaire. La littérature offre des contrastes identiques : des auteurs à succès alignent dans une harmonie froide et tranquille sujet, verbe et complément ; l'Académie leur servira de consécration - ne nommons personne, inutile de se montrer blessant. Et puis arrivent le Louis-Ferdinand Céline du Voyage au bout de la nuit ou le Romain Gary de La Danse de Gengis Cohn. Le génie invente un autre langage, qui, lui, passera à la postérité.
Illustrations : Le Monde illustré, L'Atelier de Gustave Courbet (collection particulière) - Gustave Courbet, Paysage près d'Ornans, 1873 (Institut Gustave Courbet) - Emmanuel Lansyer, Lisière du parc sur l'étang de la châtaigneraie, 1884 (Maison-Musée Lansyer).
Signaler ce contenu comme inappropriéÀ propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008
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