En ce jour anniversaire de l'Appel du général de Gaulle à Londres (1940) mais aussi de la défaite de Waterloo (1815), je comptais rédiger un billet qui fût doublement "commémoratif", mais la polémique que le "non" irlandais au référendum sur le Traité de Lisbonne provoque dans la blogosphère m'a poussé à réagir à mon tour et en profiter pour dire ce que je pense de la construction européenne.
Avant d'aborder ce vaste sujet, je dois dire que j'ai voté "oui" au référendum sur le Traité constitutionnel en 2005, mais me réjouis aujourd'hui que le "non" l'ait emporté. Non pas que cette Constitution m'ait semblé d'une quelconque manière abolir les Etats-nations, comme le redoutaient ou feignaient de le redouter des souverainistes plus tatillons que moi. Les commissaires européens, qui concentrent l'essentiel des pouvoirs, doivent en effet leur fonction même aux Etats-membres.
Mais l'adoption de la Constitution aurait poussé nos dirigeants européens, bruxellois ou non, à poursuivre dans la même voie, technocratique plutôt que démocratique, qu'ils avaient suivie depuis le passage, in extremis, du Traité de Maastricht au référendum de 1992. Je faisais à cet égard partie des blogueurs, ces derniers mois, qui s'indignaient logiquement qu'un traité si proche du projet de Constitution initial puisse être adopté par voie parlementaire alors que le peuple constitutionnellement souverain en avait massivement rejeté la première version.
Je dois toutefois exprimer ma réserve sur l'amalgame qui est couramment fait entre les "non" français et néerlandais de 2005 d'une part, et le "non" irlandais de 2008 d'autre part. La France et les Pays-Bas, pays signataires du Traité de Rome en 1957, me semblent, moralement sinon juridiquement, plus en droit de bloquer la construction européenne que l'Eire, plus tard venue (1973) et qui a bénéficié d'importants subsides européens pour assurer son rattrapage de développement. En l'espèce, on peut à bon droit parler d'ingratitude pour qualifier l'attitude irlandaise et Koz a raison de dire que sans l'Europe, le Tigre celtique ne serait que de papier. Moins lyrique, j'estime pour ma part que les Irlandais n'ont pas eu la "reconnaissance du ventre" que l'on était plus qu'en droit d'attendre d'eux.
Cela étant dit, et puisque c'est en réaction à ce que j'ai pu lire chez des blogueurs aussi divers que Koz, Malakine, le Chafouin et Ivan Rioufol que j'ai décidé d'écrire ce billet, j'ai le sentiment, dont ils voudront bien m'excuser, que tous ont raté l'enjeu essentiel, qui est à mon sens l'inadaptation de la construction européenne aux enjeux du monde contemporain. Sur les trois blogueurs précités, seul Koz, qui a si je ne me trompe pas démarré son blog au lendemain du référendum raté, est un "ouiiste" convaincu, dans la lignée des "pères fondateurs", qui étaient des démocrates chrétiens. Des trois autres blogueurs, le Chafouin est un "noniste" qui considère, à raison du reste, que l'Europe est oublieuse de ses peuples. Une vision partagée par Malakine, dans un registre politique tout à fait différent. Seul Ivan Rioufol, dans La Fracture identitaire, va plus loin que cette critique légitime, qu'il partage : il prône, comme votre serviteur, comme Edouard Balladur aussi, la création d'une Union occidentale entre l'Europe et les pays issus de la colonisation européenne passée, britannique dans le cas des Etats-Unis et de certains pays du Commonwealth, française dans celui du Québec.
Je l'ai déjà dit, je suis loin de partager toutes les thèses énoncées par Huntington dans The Clash of Civilizations, où je n'ai pourtant pas trouvé en le lisant l'esprit guerrier que certains croient courageux de dénoncer. La distinction entre Occident et monde slave orthodoxe me paraît par exemple très largement surfaite. Pour moi, l'Occident, qui se définit surtout par son double héritage gréco-latin et judéo-chrétien, va de Vancouver à Vladivostock, et de Reykjavik à Melilla. Et ce même si la Russie de Vladimir Poutine tient pour des raisons culturelles, économiques mais surtout géostratégiques tout à fait compréhensibles à marquer sa singularité par rapport au reste du monde occidental dominé par le rival états-unien.
Il me semble néanmoins que les tenants du "choc des civilisations" avancent une idée intéressante, et que l'observation du développement de Shanghai m'a également inspirée : le choc, le clash, résulte de la réaction des civilisations, qui ont leur identité propre, à leur occidentalisation, qu'elles perçoivent comme une menace.
Cette réaction est particulièrement vive dans le monde arabo-musulman, qui, Amérique latine exceptée, est l'une des civilisations les plus en voie d'occidentalisation.
La Turquie, qui fait selon Huntington partie des "torn countries", pays tiraillés entre deux influences (avec le Japon, la Russie et le Mexique), voit son rapprochement des standards européens en vue de son adhésion à l'Union européenne coïncider avec une défiance, voire une hostilité croissante à l'égard de l'Occident, notamment dans les milieux islamistes turcs. Un processus qui fait douter de l'opportunité, sinon de la légitimité, de cette adhésion future de la Turquie.
L'occidentalisation du monde, corollaire de la mondialisation qui s'est brutalement accélérée depuis la fin de la Guerre froide, est ainsi porteuse de défis, de dangers, qui devraient conduire le monde occidental à s'unir, pas seulement, du reste, pour vaincre un ennemi pour l'heure imaginaire, mais aussi pour se préserver de la dilution dans une culture globalisée. Le refus du multiculturalisme, dont ce blog a fait l'un de ses divers chevaux de bataille, s'inscrit ainsi dans cette logique. Je n'oublie pas que j'ai, ici-même, fait peu de cas de la culture anglo-saxonne, notamment lorsque j'ai défendu, à de nombreuses reprises, la cause de la Francophonie. Mais c'est justement parce que la construction européenne telle qu'elle est menée aujourd'hui est le cheval de Troie de l'américanisation des cultures européennes que j'estime qu'une Union plus large, plus lâche, qui laisserait aux Etats leurs identités nationales mais assurerait la pérennité de leur héritage commun, est préférable à l'Union européenne, vouée à mon sens à l'échec.
Même Nicolas Sarkozy, auquel est pourtant fait un récurrent et épuisant procès en atlantisme, semble ne pas avoir compris cet enjeu, avec cette "Union pour la Méditerranée" dont on ne voit ni l'identité originelle, ni l'utilité future.
Roman Bernard