En l'état, le film laisse une impression étrange pour qui connaît les grandes pièces de l'œuvre du réalisateur de Psychose : après une introduction anxiogène dans laquelle un individu mystérieux ( Joseph Cotten) échappe à la surveillance de deux autres, le reste se déroule dans un cadre presque bucolique, celui d'une petite bourgade californienne ensoleillée ( Santa Rosa, qui a véritablement servi de décor pour de nombreuses scènes d'extérieur, dont les habitants ont souvent servi de figurants, qui était le lieu d'habitation de deux des actrices et l'endroit où résidait la famille d'Hitchcock) bien loin de l'ambiance oppressante du début. C'est là que descend du train l' oncle Charlie, un homme élégant et charmant, portant bien et accueilli avec chaleur par la famille de sa sœur Emma qui se languissait de lui. A peine installé dans la maison (il occupera la chambre de sa nièce bien-aimée, la pétillante Charlie qui porte donc son prénom), il se voit pressé de toutes parts pour narrer ses années de pérégrinations. Gêné, Charlie préfère esquiver, affirmant qu'il laisse ses voyages derrière lui et éblouissant ses hôtes avec des cadeaux hors de prix, proposant même à son beau-frère banquier d'ouvrir un compte dans son établissement.
Charlie, l'oncle, c'est Joseph Cotten. Le spectateur part donc avec un temps d'avance sur les habitants de Santa Rosa qui ne savent rien des agissements du bonhomme, mais en est réduit à des conjectures : effectivement, nous le savons poursuivi et il semble bien qu'il ait choisi la maison de sa sœur comme refuge, mais rien ne prouve non plus qu'il soit malhonnête. Regardez-le sur les photos : ce bel homme, droit et charmant, ne peut qu'être un des nombreux " faux coupables " émaillant la filmographie de maître. Son affection pour sa sœur et sa relation très forte avec sa nièce préférée ne peuvent qu'installer le doute chez nous, qui savons pourtant qu'il cache quelque chose.
Et le récit de continuer à entretenir ce doute, tant chez le spectateur (qui dispose donc d'éléments supplémentaires mais d'aucune certitude) que chez les proches de Charlie. Car l'oncle n'est pas très à l'aise en société, préfère éluder certaines questions et surtout refuse qu'on le prenne en photo. L'arrivée de deux enquêteurs réalisant un sondage pour un organisme fédéral le met terriblement mal à l'aise et la jeune Charlie, malgré l'amour qu'elle porte à son oncle, commence à mettre les points sur les " i " : l'ombre du soupçon l'a désormais atteinte, et elle entrera dans une spirale paranoïaque qui la poussera à mener d'elle-même une enquête sur la provenance des cadeaux de son oncle et sur cet article de journal qu'il s'est efforcé de dissimuler.
C'est avant tout le rythme particulier du métrage qui interpelle : on n'a pas cette frénésie et cette intensité dramatique propre aux chefs-d'œuvre hitchcockiens, et le film semble se dérouler sur le ton de la chronique urbaine, alignant les petites péripéties et alternant les moments légers (comme les rendez-vous quotidiens de Joseph, le mari d'Emma avec son ami Herbie qui s'amusent à inventer le meilleur moyen d'assassiner quelqu'un sans laisser de traces). Seule Charlie est à l'écart de ce tempo routinier, s'enfonçant toujours un peu plus dans son soupçon et désormais tiraillée entre la quête de la vérité et ses sentiments pour cet oncle adoré.
On se rend compte que, insidieusement, Hitchcock joue avec nos perceptions, renforçant notre trouble sans jamais nous mettre devant une preuve réelle et titillant avec une délicieuse perversité nos propres valeurs morales. Dans ces regards équivoques qu'échangent les deux Charlie, y a-t-il autre chose que de l'amour filial ? On aurait très vite tendance à le croire. D'autant que métrage s'avère plutôt long et semble ne jamais se satisfaire à finir (la dernière demi-heure est une succession de happenings).
L'Ombre d'un doute est un film majeur dans la filmographie d'Alfred