Nous devons à Pierre Bergounioux l'œuvre littéraire la plus accomplie de ce temps. La seule sans doute qui nous rappelle avec éclat que la beauté des lettres ne saurait être dissociée de la stricte recherche de la vérité [...].
Cette affirmation se trouve en appendice d'Esthétique du machinisme agricole, un très beau texte de prose que Pierre Bergounioux vient de publier au Cadran ligné. Il y déploie une méditation dense et tenue, historique et philosophique, sur la beauté que l'on peut voir dans « les brabants, les faucheuses, les herses » (p. 16) à partir desquels il compose ses sculptures :
Il a fallu que cet équipement tombe en déshérence, pourrisse, solitaire, dans les friches ou s'entasse dans les casses pour qu'apparaisse la qualité plastique que lui conférait, paradoxalement, l'absence de toute considération esthétique dans sa conception. (p. 34)
On voit bien comment la prose de Bergounioux, à la fois spéculative et sensible, peut illustrer l'affirmation de Pierre Michon selon laquelle « la beauté des lettres ne saurait être dissociée de la stricte recherche de la vérité ». Il me semble que cette affirmation peut s’appliquer, mais dans un registre et dans une forme pourtant extrêmement différents, à méca, d'Ana Tot, que Le Cadran ligné publie aussi, et en même temps.
Le livre d'Ana Tot est composé de 68 blocs de prose, longs d'une à deux pages. Ils ne commencent pas par une majuscule, et aboutissent à un « faux-titre », en gras et entre parenthèses. On y entend une voix de femme ; elle s'adresse souvent à un « tu » indéfini (mais qu'il revient semble-t-il au lecteur d'incarner). Elle « rumine » :
Nous repassons, rejouons, redonnons, reproduisons. Chacune de nos créations est, en fait, une recréation, une reproduction. Chacune de nos actions, chacune de nos pensées : un réagencement, une
(rumination) (p. 21)
Cette rumination, c'est l'action d'une pensée qui se cherche, en train de se chercher ; méca donne à lire ce processus. Le lecteur assiste à une pensée en cours de fermentation — avant que le sens, en quelque sorte, précipite dans le mot ou l'expression finale. Chaque texte apparaît ainsi comme un fragment, plus ou moins arbitrairement découpé, sur le mouvement perpétuel de l'esprit. Il est fait de phrases se reprenant, se développant, aussi se corrigeant, s'amendant ; le lecteur est poussé d'une idée à l'autre par ces phrases comme un bouchon de liège sur l'océan. La rumination de chaque texte tourne autour d'un mot, d'une idée, d'une figure, autour desquels le langage se diffracte, se disloque, essaie de se reprendre. Parfois de manière angoissée, et parfois de manière grotesque (« Tout a une fin sauf le saucisson qui en a deux » (p. 29), la prose d'Ana Tot tourne souvent en orbite autour de questionnements logiques :
C'est drôle, ça n'a pas d'importance. C'est tout le contraire et pourtant ça n'est pas vraiment. C'est parce que peut-être ça n'est pas vraiment. Ce qui n'est pas vraiment n'a pas d'importance. Ce qui n'a pas d'importance est aussi vrai que ce qui n'est pas. Peut-être aussi vrai que ce qui a de l'importance. Ce qui n'a pas d'importance n'est pas. Ce qui est est ce qui est. Ce qui n'est pas n'est pas. (p. 24)
Dans ces énoncés logiques, qui se prennent et se reprennent, et parfois se prennent les pieds dans la langue, on entend l’influence d’une poésie dont Tarkos (par ailleurs cité en exergue) fut l’un des grands artisans, et avant lui Gherasim Luca :
comment raser sans s’émousser. Comment mousser sans araser. Comment s’enduire sans déborder. Comment s’endurcir sans durcir. Comment durer sans endurer le raidissement des facultés. Comment se tendre en restant tendre. Comment se tendre sans se raidir. (p. 62)
On peut sans doute lire, à son gré, ces phrases comme des jeux de mots sans signification, ou bien les prendre chacune au sérieux pour son éventuel contenu de vérité. Peut-être ces deux attitudes ne sont-elles d’ailleurs pas exclusives, puisqu’il s’agit de toute façon de phrases, c’est-à-dire de possibilités de la langue à faire sens. La lecture du poème est semblable à une coulée de lave, à la pointe de laquelle bout la pensée comme un événement ; la parole travaille, se fait travailler dans le poème jusqu’à ce que des énoncés doués de signification — et même proprement philosophiques parfois — émergent — à la surface — comme un hoquet du sens. À mi-chemin du textualisme et du spéculatif, comme si Hegel était une possibilité, un événement de Pennequin :
d'abord, premièrement : un premièrement. Il y a en premier un premièrement qui autorise un commencement en le dissimulant. Donc ensuite seulement un commencement qui n'est pas un deuxièmement mais la condition fondatrice de l'avènement du premièrement. Ce premièrement dit : il y a un commencement avant le premièrement. (p. 33)
Or, au détour de ce grand va-et-vient du sens dont le non-sens est un moment constitutif et une condition poétique, comme résultat, donc, de ce flottement des signifiants, apparaissent aussi des images (flotter pour des signifiants, c’est se frotter) :
Décidément, flotter n’est pas pour nous, n’est plus pour nous, n’est pas encore pour nous. Pas flotter un temps, même longtemps : ça, c’est une pause entre deux avancées. Non, je parle de flotter toujours, de flotter indéfiniment, de flotter éternellement. Oubliez le flottement éternel. Pensez au frottement. Tout est frottement, même ce que vous appelez “flotter” est en vérité “frotter”. Pensez. (p. 45)
ou plus évidemment encore :
ailleurs dans la chambre, superposée au lit de mes jours, l'image du lit de mes mille et une nuits. Sur l'un des couverture de laine. Sur l'autre des couvertures de peur. (p. 30)
Le sens et l’image ; le vrai et le beau ; le conceptuel et le sensible ; reprenant la formule de Michon, on pourrait alors dire que le livre d’Ana Tot illustre bien l’idée selon laquelle « la beauté des lettres ne saurait être dissociée de la stricte recherche de la vérité », mais non comme l’effet ne peut être dissocié de la cause ; plutôt comme deux manières complémentaires de contempler les étincelles, fortuites, peut-être simplement miraculeuses, produites par le travail mécanique de la langue.
Pierre Vinclair
Ana Tot, méca, le Cadran ligné, 2016.