A première vue, la victoire nette des Hurricanes face aux Chiefs (25-9) a tout d’un coup de chance voire d’un miracle. Dominés, pénalisés, privés du ballon, les Hurricanes ont été sauvés par la finition calamiteuse des Chiefs devant l’en-but. Les Chiefs ont effectivement vendangé un nombre incroyable d’actions par des fautes de mains et de choix. L’action avec l’en-avant de Weber est symptomatique du déchet des Chiefs, très inhabituel, tant la franchise d’Hamilton a épaté cette saison par son niveau d’exécution et ses skills. Mais pour autant, on ne peut pas faire des Hurricanes de mauvais gagnants. L’équipe de Chris Boyd est sans doute la meilleure équipe de ce championnat, favorite avant la finale remportée face aux Lions et qui reste sur une série exceptionnelle, autour de joueurs brillants.
Comment expliquer ainsi la victoire des Hurricanes, alors même que les Chiefs ont possédé à hauteur de 62% le ballon et sont restés 64% du temps dans le camp adverse ? Ce paradoxe en apparence compte finalement parmi les règles les plus installées du rugby moderne : celui qui gagne n’est généralement plus celui qui possède le plus le ballon. Pour comprendre ce « paradoxe », il faut regarder dans le détail les essais des Hurricanes. Car gagner, c’est avant tout marquer plus que l’adversaire. Avec un score de 3 essais à 0, les Chiefs n’ont jamais existé sur le papier.
1er essai – Willis Halaholo – 6‘ (lien Youtube)
Le premier essai est le plus intéressant à analyser car il est représentatif du rugby moderne. Au départ les Chiefs ont une occasion d’essai. Les temps de jeu s’enchaînent bien et Kerr-Barlow profite du mauvais repositionnement des avants des Canes pour s’infiltrer dans un intervalle.
Avec McKenzie en soutien idéalement placé, l’action peut très bien mener à l’essai, par une off-load dans le tempo de Kerr-Barlow. La vitesse de McKenzie aurait fait le reste. Mais grâce à l’excellente défense de Perenara, Kerr-Barlow relâche son ballon. Avantage Hurricanes.
Le premier geste décisif intervient ici. Au lieu se coucher sur le ballon plus facilement, le talonneur Ricky Riccitelli prend les informations autour de lui et regarde tout de suite vers l’extérieur, vers des 3/4 en couverture. Il s’agit ici du geste juste, Riccitelli adresse une bonne passe à Barrett et le ballon prend ensuite une nouvelle vie. En un choix technique d’une demie seconde, ce qui n’était qu’un ballon mort devient un ballon d’attaque. Choix technique réalisé il faut le souligner par un première ligne et qui-plus-est par le troisième choix au talon chez les Hurricanes derrière Coles et Matu’u. La suite est l’œuvre de Barrett.
On voit bien sur la vidéo la détermination directe de Barrett à jouer le turnover. Là-aussi, le joueur prend les informations. La défense des Chiefs est bien montée en défense inversée et visiblement compliquée à déborder, d’autant plus que les attaquants Hurricanes sont mal placés, loin, pas en profondeur donc sans vitesse. En deux secondes, Barrett a fait le choix d’exploiter l’espace derrière la défense des Chiefs, laissé à cause de la montée rapide en ligne. Le coup de pied à suivre est la solution. C’est le deuxième geste juste.
Barrett avait vu juste : aucun Chief ne récupère le ballon de volée. Lui a bien suivi le ballon et grâce à il est vrai à un rebond parfait, récupère le ballon. L’image ci-dessus est assez classique. Avec des soutiens trop lointains, Barrett va instinctivement vers l’espace en essayant de contourner le dernier défenseur James Lowe, grâce à sa vitesse. Jusque-là, on peut penser que Barrett va conclure l’action tout seul.
Le n°10 garde la lucidité après 70m de sprint de prendre les informations et de voir que McNicol va le reprendre (au passage par un plaquage exceptionnel, je vous invite à regarder sa course au ralenti pour voir d’où il vient). Barrett verra ensuite deux soutiens arriver : Savea et Halaholo (hors-champ).
Le reste est formidable : tout en étant plaqué au sol à pleine vitesse, Barrett réussit à adresser une passe au sol parfaite à Halaholo. Et comme il avait pris l’information avant, il sait qu’il a ce soutien sur sa droite, ce qui lui permet de lui donner sans même regarder. C’est le troisième geste technique décisif. Ça fera essai, Lowe est pris à contre-pied total sur l’appui d’Halaholo. Cette action montre déjà que Barrett est un joueur unique – une fois de plus. Surtout, on voit bien que les skills sont pour beaucoup une prise d’information en amont et une lucidité dans l’effort. L’adresse technique et la vitesse de Barrett ne font donc pas tout, elles cachent la réflexion instantanée du joueur. On pourrait donc dire qu’un geste juste, c’est un geste pensé en amont ; la prise de décision se fera instantanément. L’action – à ce stade de la compétition – restera dans les annales.
2ème essai – Beauden Barrett – 34’ (lien Youtube)
Le deuxième essai est une interception, donc moins impressionnante. Mais en même temps, l’interception est le premier des turnovers. Une interception récompense bien l’effort de la défense – un effort de pression et de lecture de l’adversaire – et met en exergue les faiblesses de placement et de timing des attaquants. D’autant plus que l’action qui suit est une attaque en première main, à la suite d’une touche. C’est en principe le moment d’une possession où l’interception est rare, les défenseurs étant à 10m derrière les sauteurs en touche. Ceci met ainsi en exergue le travail en défense et la faiblesse de l’attaque.
Au départ, Kerr-Barlow cherche à jouer avec ses avants pour un premier temps de jeu. On voit souvent cette phase de jeu sur un alignement réduit en touche. Cela permet de créer un point de fixation et d’attaquer la zone du n°10 avec des avants lourds. Parfois, on attend un jeu en pivot pour des 3/4 en profondeur avec quelques avants en leurre afin d’aspirer la défense. Cette technique fonctionne bien et est récurrente, en première main ou non. Sur l’image, Cane est bien positionné et doit attaquer la ligne d’avantage marquée par les sauteurs et l’arbitre.
Les ennuis commencent après. Sam Cane n’est pas le meilleur passeur du rugby néo-zélandais, il effectue une passe assez flottante en direction de Lienert-Brown que l’on voit tendre les bras sur l’action. La combinaison était donc préparée. En plus Cane ne met aucune incertitude dans sa passe, il regarde la direction, arme et passe. On sait ce qu’il va faire avant même qu’il le fasse et d’ailleurs il conserve trop longtemps le ballon en main. C’est déjà le premier problème. Le second est le nombre d’attaquants concentrés dans l’espace : on compte trois 3/4 sur à peine 10m. Ceci réduit pour Cane la possibilité d’effectuer une passe forte et rectiligne, McNicol pourrait la croire pour lui. Une bonne passe en pivot aurait été préférable, avec quelques joueurs en leurre justement à l’endroit des joueurs entourés en rouge, et bien plus en profondeur un Aaron Cruden pour animer. A la limite l’action aurait pu bien se passer. Mais c’était sans compter sur la lecture de jeu de Barrett, qui avant même que le ballon quitte les mains de Cane s’avance et sait qu’il peut être sur la trajectoire. Il n’était pas obligé de le faire : on voit qu’il est nettement en pointe par rapport à sa ligne de défense et qu’il cherche l’interception. Encore une fois, la prise de décision se fait instantanément. L’interception est imparable, la vitesse de l’ouvreur fait le reste. Essai.
3ème essai – Victor Vito – 47’ (lien Youtube)
Le troisième et dernier essai parait aussi simple. Mais encore une fois, il cache une très bonne lecture de jeu des attaquants et une mauvaise des défenseurs. C’est un exemple type d’attaque en première main efficace. Ici à 5m de la ligne en mêlée, l’action est un modèle de sortie de n°8.
L’action est prévue à l’avance : TJ Perenara se décale vers la droite et l’on peut croire à une 89, Vito lui fera la passe. C’est en réalité un leurre et Brad Weber – le n°9 vis-à-vis – s’engouffre pleinement dedans et est obnubilé par Perenara. Il veut défendre sur lui et cherche à contourner la mêlée de façon à être un de plus sur la ligne de défense. Il tombe dans le piège : on voit déjà sur l’image que Vito va chercher à attaquer l’intervalle laissé libre par Weber.
La puissance et l’explosivité de Vito font le reste. Brad Shields était encore en soutien. La défense de Taleni Seu en n°6 n’est pas suffisante, il aurait fallu Brad Weber qui manque, absorbé par Perenara. L’action montre la faute de défense majeure de Weber et la capacité des Canes à organiser une action et à alterner avec un jeu plus ouvert qui leur est plus caractéristique. Autre paramètre : Weber venait tout juste de rentrer sur cette mêlée, il est possible que Perenara ait rusé et surpris son adversaire, pas encore dans son match.
Conclusion : Avoir le ballon n’est pas gagner.
Si vous avez bien suivi le match ou l’analyse ci-dessus, quelque chose a dû vous marquer. On compte bien 3 essais inscrits côté Hurricanes, mais pour 0 phases de jeu et avec seulement 2 passes en cumulé. On considère ici que pour qu’il y ait « phase de jeu », il faut qu’il y ait un ruck, ce qui a eu lieu sur aucun des trois essais. Sans même passer au sol donc, les Canes ont mis hors d’état de nuire les Chiefs.
Mais cette statistique n’a rien d’un hasard. Elle prend place dans une logique bien plus large, propre à l’évolution du rugby moderne. Aujourd’hui, un nombre croissant d’essais – parfois majoritaire sur quelques matchs – sont marqués après un nombre très réduit de temps de jeu. Le ballon continue à circuler debout et un certain nombre de joueurs prennent des initiatives. On avait déjà pu le remarquer lors d’articles précédents sur les Chiefs et les All Blacks. Ceci forme ce qui semble être une des nouvelles règles du rugby actuel.
Mais l’analyse de la demi du Super Rugby nous amène un peu plus loin encore et l’on peut établir une nouvelle forme de « règle » : avoir le ballon et le garder n’est pas gagner pour autant. C’est en quelque sorte une version actualisée du fameux « dominer n’est pas gagner ». La rencontre Hurricanes-Chiefs en est la démonstration parfaite. Les Chiefs ont en effet eu une possession et une occupation bien supérieures à celles des Canes, à hauteur de 60%. En plus de mettre la main sur le ballon, les Chiefs ont entrepris : 155 passes (contre 85), 126 courses (contre 91) et 15 franchissements (contre 7) et souvent battu l’adversaire (23 plaquages manqués pour les Canes, autour de 20% de l’ensemble des plaquages). Autant dire qu’ils ont « dominé » l’opposition, par vagues successives de pression intenses.
Ces chiffres montrent bien qu’aujourd’hui, un match de rugby – et notamment une demi-finale de Super 18 – se gagne par une gestion des turnovers et sur des phases « directes » (attaque en première main, turnovers donc, interceptions, pénalités). A une heure où les défenses n’ont jamais été aussi organisées, les turnovers sont devenus les meilleurs ballons à jouer, car surprenant l’adversaire. La guerre de la possession a laissé place à une sorte de « guerre des turnovers ». Avant, ce qui comptait dans tout match de rugby étaient l’occupation et la possession du ballon, époque marquée par la figure de Wilkinson. Une possession et une occupation majoritaires par les chiffres sous-entendaient à coup sûr une victoire. Aujourd’hui, ce qui compte est de surprendre l’adversaire et de tromper les défenses. Obtenir des turnovers est essentiel – le rôle des gratteurs s’est amplifié – et la gestion de ces dits turnovers est devenu une sorte d’organisation et de gestuelle calibrées, où les joueurs doivent à tout prix être juste techniquement et faire la différence face à une défense désorganisée. Typiquement, c’est l’essai de Barrett : la première passe est excellente, la gestuelle et le soutien formidables après. L’exécution technique par un niveau de skills toujours plus poussé est devenue la priorité, devant la capacité à avoir le ballon. Et au jeu de ne pas concéder les turnovers, les Chiefs ont là aussi perdu, laissant 23 ballons aux Canes, frais à disposition. « On ne peut pas gagner un match avec 23 turnovers rendus. » a déclaré Michael Lynagh après le match, ancien ouvreur des Wallabies. Turnovers concédés, en grande partie à cause de la défense sans relâche des Hurricanes, qui lui doit pour beaucoup la victoire. Le chiffre possède quelque chose de fatal.
Alors certes, les Chiefs ont souffert d’un manque de finition incroyable et les Canes eux étaient en pleine réussite. Certains ont parlé de victoire opportuniste. C’est peut-être cruel mais c’est désormais le jeu : il faut être efficace dans son exécution technique. Tout nous pousse à croire que ces chiffres – vérifiés sur d’autres types de matchs – montrent une vraie tendance auquel il va falloir s’habituer. Le rugby néo-zélandais y est pionnier mais cela tend à s’imposer ailleurs. On pourra aussi se demander : à quoi bon garder le ballon si c’est pour perdre ? Il faut ici nuancer : un nombre important d’essais restent « classiques » dans l’âme, c’est-à-dire après des temps de jeu successifs qui mettent à mal l’adversaire. C’est d’ailleurs comme cela que dans l’autre demi-finale les Lions ont dominé les Highlanders, par une série de vagues répétées. Autour d’une charnière hyper organisée et précise, ils ont étouffé les Landers et les clairement pris de vitesse.
Pour finir, on peut donc dire que la façon de marquer des Hurricanes tend à devenir une constante, même si ce n’est pas non plus la manière exclusive de marquer. Mais la stat du « 3 essais, 0 phases » pousse à son paroxysme l’idée d’une gestion saine des turnovers et d’un réalisme froid. Il semble ainsi que le rugby moderne rentre désormais dans un nouveau type de jeu – pas forcément dégradant – où la justesse technique, le coup de génie de quelques joueurs, la précision des passes et la spontanéité sont devenus les maîtres-mots de ce sport.