CHAPITRE VINGT
Une fois sortis du Marché des Médisants, Tobias et Tris marchent un peu. Parcourir quelques rues, enfin sans avoir à surveiller chaque coin de rue, leur apporte un immense soulagement, après la tension des derniers événements.
Tobias s’arrête souvent et enlace, embrasse longuement Tris comme pour rattraper un temps infiniment perdu. Dans la tête du jeune homme, les souvenirs de Beatrice, ceux des événements depuis l’arrivée de Tris, se mélangent, il a besoin de réponses. Mais là, pour l’instant, il ne veut que la serrer, la respirer, s’assurer qu’elle était bien réelle, qu’elle est près de lui, et non pas près de Matthew comme il l’a tant redouté.
- Tu veux rentrer ? demande finalement Tobias à Tris, la joue contre sa sienne.
- J’aimerais aller voir Caleb. Je ne l’ai pas vu depuis… la mort d’Evelyn, il s’est inquiété, répond Tris.
- C’est la vraie raison ? demande doucement le jeune homme en la regardant avec un sourire tendre.
Il passe sa main sur sa joue zébrée de rouge et caresse sa nuque. Tris baisse les yeux un instant en rosissant.
- C’est vrai, il s’est inquiété, murmure Tris contre son oreille.
Tobias s’écarte en souriant :
- T’inquiète pas, rien ne presse. Viens, on y va, lui dit-il en posant un baiser sur ses cheveux.
Malgré une certaine contrariété –Tobias ne portait toujours pas particulièrement Caleb dans son cœur – il comprend le désir naturel de Tris de partager les événements récents avec son frère. Caleb avait appris les circonstances de la mort d’Evelyn le soir même, mais ils n’ont pas pu se rencontrer depuis.
Caleb les accueille avec plaisir, même s’il ne peut s’empêcher, comme toujours, de jeter un regard inquiet à Tobias, le soupçonnant d’être capable de lui sauter à la gorge à tout moment. Ce en quoi il n’a pas tout-à-fait tort.
Derrière Caleb, se tient Susan, rougissante. Tris la reconnaît vaguement pour l’avoir vue dans un transfert mémoriel de Caleb. Son visage est anguleux et ses cheveux sont longs et blonds. Ancienne Altruiste, et toujours imprégnée de leurs principes, elle est souvent, comme ce soir, coiffée d’un petit chignon. Susan s’extasie :
- C’est vraiment ahurissant cette ressemblance ! Je suis heureuse de te rencontrer Tris, j’aimais beaucoup Beatrice, même si nous étions très… différentes, dit Susan.
Tris sourit à la jeune femme.
- Susan était voisine avec nous chez les Altruistes, dit Caleb, tu te souviens Tris ? Je t’ai montré ça, non ?
- Oui, je m’en souviens. Que fais-tu maintenant Susan ? s’enquiert la jeune fille.
- Depuis la destruction d’une partie du quartier des Altruistes, je suis retournée chez les Fraternels, enfin, dans une ferme. Caleb m’a demandé si je voulais bien l’aider dans la nouvelle ferme Fraternelle de Jeremy, pour ses recherches sur les semences.
- Tu es allé dans la ferme Fraternelle ? demande Tobias un peu sèchement à Caleb.
- Non pas encore. Mais leur concept sans OGM intéresse mon laboratoire. Tobias, je… suis désolé de tout ce qui t’est arrivé, dit Caleb d’un ton compatissant. Je ne savais pas avant l’agression, que Jeremy était Marcus. J’ai vu le procès en direct, c’était retransmis.
- Ouais, c’est fini maintenant, coupe Tobias.
- Tris, est-ce que… maintenant que tu es en sécurité, enfin… veux-tu revenir ici ou… que je te trouve un logement ?
Tris ne répond pas tout de suite et fait naviguer son regard des yeux de son frère à ceux de Susan. Caleb fronce les sourcils en regardant alternativement sa sœur et Tobias, qui s’est tourné vers sa petite amie. Susan, avec sa sensibilité plus fine, intervient immédiatement pour briser la gêne qui s’est installée :
- Caleb, je crois que Tris saura où te trouver si elle a besoin, je suis sûre qu’elle est sensible à ta proposition, lui dit-elle doucement en posant la main affectueusement sur son bras.
Caleb lui jette un regard surpris puis semble soudainement comprendre, il ouvre la bouche, interdit. Tobias passe sa main autour de la taille de Tris.
- J’ai dit à Tris il y a longtemps qu’elle pouvait rester chez moi aussi longtemps qu’elle aurait besoin de mon matériel. J’espère qu’elle voudra bien rester avec moi maintenant…. Pour d’autres raisons… dit Tobias en regardant Tris.
Caleb lève les sourcils, bouche bée, en apercevant la main de Tobias sur sa sœur, toujours muette.
- Je crois que nous avons tous le retour de la sérénité à fêter, non ? Offre nous quelque chose à boire, Caleb, dit Tobias en regardant la main de Susan qu’elle n’a pas pensé à retirer.
- Oh… eh bien, je comprends, oui. Ok, alors, on… entrez, j’ai du cidre ! répond Caleb, gêné et maladroit, en se retournant sur la pauvre Susan écarlate.
Susan prend Tris par le bras et la guide vers la cuisine pendant que les hommes s’installent dans le canapé. La petite amie de Caleb lui demande à voix basse :
- Ça se voit tant que ça ?
Tris rit.
- Comme le nez au milieu de la figure ! Je suis heureuse pour Caleb et toi, Susan.
- Je ne savais pas comment vous le prendriez, toi et Tobias. Il me fait peur, ton petit ami, il est… si impressionnant ! A chaque fois que je le voyais, il y avait une bagarre, du sang, des blessés… Ils étaient à la fois forts, fous, violents, pacifistes, tout ça à la fois, lui et Beatrice, je n’arrivais pas à les suivre ! Je sais que Caleb n’a pas toujours fait des choses… bien, Tris, mais… je l’aime, je l’ai toujours aimé.
- Susan, dit Tris en la regardant et en posant ses mains sur ses épaules. Ma sœur a donné sa vie pour sauver celle de Caleb, parce qu’elle l’aimait et lui avait pardonné. Je vis grâce à lui. Pardonne-toi à toi-même de l’aimer.
- Merci, Tris, dit Susan en la serrant contre elle. Tu es bonne, comme Beatrice. Et plus… calme aussi !
- Raconte-moi, Susan, comment elle était, ça fait du bien l’avis de quelqu’un d’autre qu’un Audacieux ! Tobias et Christina ne me parlent que de bagarre, d’entraînement, de guerre, de combat ! dit Tris en souriant.
- Elle avait une nature incroyable, un courage inégalable. Elle était obstinée aussi. Avant même d’entrer chez les Audacieux, elle défendait les Altruistes contre les allégations des Sincères et des Erudits au lycée. Caleb la disputait tout le temps pour qu’elle reste réservée, elle n’y arrivait pas ! C’était un volcan perpétuel !
- Quoi d’autre ? demande Tris avide de détails.
- Elle grimpait sur le toit des maisons pour rêver, regarder l’horizon, la clôture, elle scandalisait les Altruistes de se montrer si… Audacieuse ! continue Susan. Elle était destinée à cette faction…
Les deux jeunes femmes rient joyeusement à l’évocation de souvenirs d’enfance chez les Altruistes.
- Ça fait du bien d’entendre Tris rire, Tobias, dit Caleb. Je suis… content pour elle. Enfin, je veux dire… pour vous deux, rectifie-t-il un peu inquiet de la réaction de Tobias.
Tobias a un petit sourire en coin.
- Tu t’inquiétais déjà que j’aie deux ans d’écart avec Beatrice, cela fait presque quatre maintenant avec Tris, je dois craindre tes foudres de frère protecteur ? ironise Tobias.
- Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais te faire ! répond Caleb en jetant un regard sur la carrure de Tobias. Ce qui m’importe, c’est la santé et le bien-être de Tris.
- Tris est brillante, incroyable. A la fois si identique et pourtant, profondément différente, et… spéciale… Caleb, est-il possible qu’elle ait, comme l’a dit Matthew, une mémoire à travers le temps, de ses ancêtres ou parents ? Elle dit des choses… surprenantes.
- Je ne comprenais déjà pas toujours Beatrice, alors Tris… répond Caleb. Il faut faire confiance à Matthew, Tobias, ses recherches se diffusent à travers tout le pays.
- C’est perturbant parfois. Tris parle et j’ai l’impression d’entendre… Beatrice.
- Dis-toi qu’il se passerait la même chose avec des jumeaux, ils font preuve de la même fusion, même à distance, paraît-il, selon Matthew.
- Il n’y a pas eu de jumeaux à Chicago, depuis… eh bien, je n’en ai jamais connu en fait, répond Tobias. Je me demande si c’est aussi une conséquence de ces déficiences génétiques.
- C’est possible, oui, réfléchit Caleb. La natalité a beaucoup chuté depuis la Grande Paix. Il a pu y avoir d’autres conséquances.
Les filles arrivent avec les verres et la bouteille. Tobias regarde Tris approcher, ses cheveux recouvrent ses épaules et ondulent à chaque pas. Une bouffée de joie lui remontent jusqu’à la gorge et le serre. Il la prend contre lui quand elle s’assied et la regarde avec un sourire doux.
- Ça va ? murmure-t-il.
- C’est plutôt à moi de te demander ça, dit-elle à voix basse une main sur son genou.
- Tu as bien fait, de vouloir venir, ça change les idées, merci, répond Tobias en l’embrassant sur les cheveux.
- Susan est géniale, ça me rassure que Caleb ne soit pas seul, lui glisse Tris.
- Ouais, c’est bien, confirme-t-il.
- Triiis, tes cheveux sont tellement beaux ! Tu me permets de te coiffer ? s’émerveille Susan en s’installant près d’elle.
Tris rit :
- Tu t’es reconvertie dans la coiffure ?
- On peut dire ça ! J’ai passé mon enfance à faire des chignons chez les Altruistes, il fallait des personnes pour couper les cheveux, surtout des hommes, ça revenait souvent, j’en ai fait ma spécialité. Tu veux bien que je m’occupe des tiens ? Je n’en ai jamais vu de si longs ! prie-t-elle les mains jointes. Nous les coupions dans ma faction, sinon nous n’arrivions pas à faire nos chignons !
- Vas-y, l’invite Tris.
Pendant que les quatre jeunes gens discutent, Susan brosse et coiffe les cheveux de Tris jusqu’à ce que la lumière s’y reflète, égalise les pointes pour les aligner parfaitement. Sa frange a tant poussé qu’elle s’est partagée de chaque côté de son visage. Susan replace toute la masse sur le côté de sa joue abîmée, formant une grande mèche dorée qui dissimule sa cicatrice derrière un rideau de filaments brillants. Sur le côté opposé, elle conserve une fine mèche qui coule du sommet de sa tête le long de sa tempe jusqu’au menton, et tresse tout le reste de sa chevelure en une longue torsade en forme d’épi de blé géant.
- Tu es très belle, Tris, comme ça, dit Susan.
Tobias se penche près de l’oreille de sa petite amie :
- Elle a raison, tu es très attirante.
Tris sent immédiatement battre le sang dans son cou. Tobias l’attire comme un aimant dès qu’il s’approche d’elle. Caleb réprime un bâillement de circonstance, qui donne le signal du départ à Tobias.
***
De retour à l’appartement, Tobias s’installe dans le canapé, et invite Tris à le rejoindre.
- Tu veux bien qu’on parle un peu ? lui demande-t-il.
Tris acquiesce docilement et s’assied contre lui.
- Tris, des fois, tu dis des choses qui m’étonnent. Je sais que ta mémoire fonctionne différemment de la mienne. Mais si tu pouvais m’expliquer ?
Tris hésite. Elle aime Beatrice à travers Caleb, à travers Tobias ou Christina et même Susan, qui ont parlé d’elle avec feu, avec passion ou reconnaissance, avec colère parfois. Mais Tris a besoin de s’individualiser de sa sœur, d’exister à part entière, et cette fusion, qu’elle sent de plus en plus s’opérer dans sa tête, lui fait craindre d’être confondue à elle. Pourtant, elle est certaine d’avoir désespérément besoin de ces bribes de mémoire extérieure, qui comblent à chaque fois une partie de ses lacunes psychiques.
- De quoi as-tu peur ? Qu’est-ce-que tu me caches ? Tu es malade ? demande-t-il, inquiet.
- Non, je ne suis pas malade, le rassure Tris. Ce n’est pas facile à expliquer.
- Dans le tunnel, tu as fini ma phrase, comment pouvais-tu savoir ? Personne n’a entendu ce que je disais à Beatrice.
- Mais je le sais, murmure Tris.
- Comment ? demande Tobias doucement.
- Je ne sais pas, j’ai vu l’épreuve de Beatrice pour ouvrir la boîte, Caleb était présent. J’ai vu la suite parce que tu étais là. Je n’ai eu conscience de la partie située entre les deux qu’à l’hôpital. La phrase est arrivée comme si c’était un souvenir.
- Un souvenir ?
Tris s’assoit face à lui et prend sa main dans les siennes. Elle ferme les yeux quelques secondes.
- Il y a la prison, toi, les gardes et leur chef. Ils amènent le brancard et Beatrice est…
Tobias est tendu, ce passage figure parmi les plus difficiles de sa vie. La gorge serrée, il essaie de ne faire qu’écouter Tris, sans revivre la douleur ressentie à ce moment-là. Comme les peurs des Audacieux, ne pas en tenir compte. Tris inspire et essaie de détailler son ressenti :
- Il y a une bagarre et Beatrice reprend sa respiration. Après, je ressens ton soulagement, on dirait que… tu es mort et revenu dans la même minute. Je n’ai pas… d’image précise, c’est plutôt comme un rêve sans contours, des formes, des lumières, des impressions et des sensations. Mais j’entends ta voix, tes cris, et… cette phrase, je l’entends comme si j’avais été là, allongée à la place de Beatrice.
Tobias dévisage Tris en écoutant son explication insensée. Il a beau réfléchir, il ne voit pas comment elle aurait pu savoir tout ça sans le voir comme elle le dit.
- Je t’avais dit, il y a longtemps déjà, que les transferts devenaient presque comme des souvenirs personnels, précise Tris.
- Ça… c’est un peu différent, corrige Tobias doucement visiblement bouleversé, cela ne t’avait pas été transféré. Ni la mort de Beatrice dans le laboratoire.
- Je ne sais pas si cette vision est réelle.
- Si tu veux, on ira vérifier ? propose Tobias.
- Je ne sais pas s’il faut chercher des réponses à tout ça, je… s’inquiète Tris sans réussir à formuler son angoisse.
- On dirait que tu as peur ? Mais de quoi ?
Tris le regarde intensément, les yeux inquiets.
- Hey, dis-moi, qu’est-ce qu’il y a ? insiste Tobias doucement en repoussant sa mèche pour caresser sa joue.
- Tu crois qu’on peut… aimer deux fois ?
Tobias soupire, il cerne mieux l’inquiétude de Tris.
- Tu croies que j’aime un souvenir ? Beatrice dans une autre enveloppe corporelle ? C’est ça, ta septième peur ?
Tris sent sa gorge se serrer de plus en plus, c’est exactement ça, les mots qu’elle cherchait. Tobias caresse de la main sa joue martyrisée.
- J’ai l’impression… que… tu n’avais pas le choix, que j’étais le… chemin tout tracé. Beatrice et toi, vous vous étiez choisis, parmi beaucoup d’autres… Vous vous choisissiez, tous les matins, après chaque dispute, vous vous choisissiez à nouveau…
- Tris, Tris, essaie de l’interrompre Tobias en caressant sa joue. Physiquement, vous êtes presque identique. Mais ton caractère est différent du sien, même si, souvent, et de plus en plus, je reconnais en toi ses colères, ses impatiences, ses rébellions. Cela prouve juste que vous aimez toutes les deux la justice, la paix, même si, toi comme elle, ça te rend parfois imprévisible… et explosive. Tu n’es pas un pis aller, un second choix ! Tu… as un tempérament incroyable, une nature fantastique ! Je m’étonne chaque jour d’être là… que tu m’aies choisi…
Tobias marque une pause pour juger de l’effet de son explication. Tris le regarde attentivement, cherchant dans chaque mot, chaque intonation, la solution à ses angoisses nocturnes. Le jeune homme voudrait trouver et poser un mot à la pince à épiler sur chacune de ses questions, effacer les points d’interrogation dans son regard.
- Mais l’histoire que vous avez vécue, Beatrice et toi, n’est pas la même, tout ça construit une relation différente, tu comprends ? Souviens-toi, un jour, je t’ai dit : on ne remplace pas une personne par une autre. Je le pense toujours. Beatrice sera toujours dans mon cœur, et le sera toujours, à côté de toi, pas à la place. Ma tête voulait te fuir, j’ai été formé pour résister aux peurs, à les combattre. J’aurais pu me détourner. Je ne l’ai pas voulu, car je t’ai choisie aussi, mon cœur t’a choisie.
Tris sourit. Tobias l’embrasse doucement sur la joue et glisse sa bouche sur la sienne. Il prend son visage dans ses mains, Tris frissonne, elle adore ce contact chaud et puissant. Tris caresse les fines pointes de son tatouage, dépassant de son vêtement, elle sent la respiration de Tobias s’accélérer contre sa bouche. Dès qu’elle effleure sa peau, Tris sent la force de son petit ami qui électrise son corps. Le jeune homme abandonne la bouche de Tris pour contrôler son émotion, son front contre le sien, caressant son cou et ses épaules. Il s’écarte et savoure, en détaillant chaque centimètre du visage de Tris, sa caresse sur son cou. Il se penche pour l’embrasser à nouveau, comme s’il manquait soudain d’air. Mais Tris évite sa bouche en souriant, pour caresser sa joue dont la barbe naissante râpe à peine ses lèvres, elle adore ce contact.
Tobias pose ses mains sur ses hanches, fines et peu marquées, au moins comme ça, il sait ce qu’elles font, où elles sont. Il n’est pas sûr de garder longtemps cette sagesse.
Tris suit le dessin de son tatouage depuis la nuque jusqu’à la pointe et laisse descendre son doigt sur son torse. Les yeux fermés, elle articule, le souffle accéléré par l’envie de la bouche de Tobias :
- Audacieux, Altruistes, Sincères, Erudits, Fraternels…
- Pourquoi dis-tu ça ? murmure Tobias contre ses lèvres.
- Ils y sont tous, dans cet ordre, les symboles des factions, tatoués dans ton dos, souffle-t-elle à voix basse comme pour elle-même. Tu as aussi des flammes partout autour, qui remontent sur tes flancs, tes épaules et jusque sur la nuque et le cou. C’est… magique, ce tatouage semble extraordinaire…
Et elle joint ses mots au déplacement de ses mains sur les côtes de Tobias, doucement, par-dessus le tee-shirt, en les remontant le long du torse, effleurant les épaules et les rejoignant derrière sa tête.
Tobias se fige. Comment peut-elle savoir ça aussi ? Seule Tori, qui les lui a faits, et Beatrice, le savaient, personne d’autre. Et elles sont mortes toutes les deux.
- Comment sais-tu ça ? dit Tobias sur un ton plus rude qu’il ne l’aurait voulu.
- Je… l’ai vu, articule Tris.
- Où ? Je ne me suis jamais mis torse nu où que ce soit !
- C’est la mémoire de Beatrice…
Tobias, interdit, ne sait pas s’il peut croire ce que lui dit Tris. Mais quelle autre solution existe ? Jamais il n’avait pris une douche avec un autre Audacieux, il veillait toujours à être seul, et il n’y avait pas de caméra là où Tori l’avait tatoué, par précaution. Jamais il ne se mettait torse nu où que ce soit, même la nuit.
- Tout ça… C’est impossible… murmure-t-il.
Tris baisse les yeux, elle a la terrible impression que sa bizarrerie va surpasser tous les autres sentiments qu’elle peut lui inspirer, et qu’il va la fuir. Les yeux de Tobias papillonnent sur les siens, cherchant une vérité indicible.
- Qu’est-ce-que tu veux me faire comprendre, Tris ? demande-t-il doucement. Peux-tu m’expliquer tout ce que tu as dit ?
- J’assimile… la mémoire de Beatrice, même ce qu’on ne m’a pas montré, comme si ses souvenirs étaient les miens, comme si elle m’envoyait des compléments, des bribes pour faire des liens, répond-elle à mi-voix comme si c’était les derniers mots qu’elle prononcerait jamais.
- Tu es sûre ? demande Tobias, avec une hésitation.
- Oui, je crois, ça explique… les phrases… le tatouage et le reste.
- Le reste ?
- Oui. Je sais que tu ne vas pas être content, que tu vas m’en vouloir.
- Peut-être. Mais ta rébellion, ta volonté, c’est aussi ce qui m’attire en toi, dit-il en souriant un peu. Qu’as-tu vu d’autre ?
- Vos disputes… dit Tris avec un petit sourire.
Tobias soupire.
- Ouais, je t’en ai montré certaines. On n’était pas des anges. Beatrice et moi étions souvent en opposition, furieuse parfois. Mais… on n’aurait pas voulu de quelqu’un d’autre, on aiguisait notre caractère sur le granit de l’autre.
- Et aujourd’hui, tu veux toujours Beatrice ou… quelqu’un d’autre ? Regarde en toi, et sois franc déjà avec toi-même, Tobias, je t’en prie.
- Beatrice n’est plus, j’en ai souffert plus que je ne l’aurais cru possible. Aujourd’hui j’ai une chance unique de pouvoir garder vivante la mémoire de quelqu’un de cher, et en même temps, d’apprendre à m’ouvrir à quelqu’un d’autre, je ne pensais même pas ça possible...
Tobias cherche ses mots quelques instants.
- Je t’ai fuie au début, je sais... Ta ressemblance, comme une jumelle, c’était… une torture. Mais en te connaissant, ça a changé. Jamais je n’ai cherché Beatrice en toi, c’est toi, toi toute seule, qui m’as conquis, Tris, avec ton courage, ta foi, dit Tobias en lui caressant la joue. Tu en doutes ?
Tris acquiesce, avec toute sa franchise habituelle. Tobias pense qu’en cette circonstance, Beatrice lui aurait sûrement menti, pour le rassurer, ne pas le blesser. Comme l’avait dit Will à Christina le jour de leur arrivée chez les Audacieux, ce n’est pas toujours facile d’être copain avec un Sincère !
- Je pense bien à un moyen de te faire changer d’avis mais ce n’est peut-être pas la bonne méthode, ironise Tobias pour détendre un peu l’atmosphère.
Tris rosit, mais soutient son regard. C’est vital pour elle de savoir. Les cauchemars et les angoisses la hantent. Tobias voit-il Beatrice en quelque sorte ressuscitée en elle ? Ou a-t-il embrassé Tris, une autre femme ? Tobias interrompt ses réflexions.
- A moi de te convaincre, de te garder, si tu veux de moi aussi, dit Tobias en caressant son menton du bout des doigts.
- Je me demande si ce n’est pas le danger permanent, le besoin vital de la protection l’un de l’autre, qui vous liait si fort ? Un lien que toi et moi…n’avons pas, suggère Tris.
- Beatrice, moi, tout le monde, nous étions très perturbés par la guerre, la mort de parents, de beaucoup de nos amis. Ces drames affreux lui avaient ôté le goût de vivre à un moment. Et c’est juste quand elle se relevait enfin de tous ces psychodrames que…
- Oui je sais, Beatrice a failli se suicider, deux fois. Dont une pour sauver ses amis… Elle avait un courage que je n’arrive même pas à mesurer, murmure Tris comme pour elle-même.
Tobias tressaille. Le suicide n’est pas permis chez les Altruistes. Certes sa petite amie était devenue Audacieuse, mais elle était profondément marquée par son éducation. Ses réflexes altruistes pouvaient se révéler autant une force qu’une faiblesse. Beatrice ne lui a jamais dit qu’elle en était arrivée là. Tris a dû voir cela dans un transfert mémoriel avec Caleb, car Christina elle, lui en aurait parlé, elle ne devait pas être présente.
- Tris, nous en reparlerons si tu en ressens le besoin. Ce soir, je ne suis qu’avec toi, je n’ai envie que de toi, répond Tobias en lui prenant les mains.
- Tobias… Je…
- Je dois m’abonner encore au plancher ? murmure Tobias contre son oreille.
Tris pouffe, malgré la tension qu’elle ressent. Elle se mord la lèvre, gênée.
- Je… sais que, chez les Altruistes, les contacts ne sont pas autorisés. Tu as été élevé comme ça, et moi… je me sens comme « imprégnée » aussi de ces principes, essaie-t-elle d’expliquer.
- Ne t’inquiète pas, je te charrie, viens, dit-il en ouvrant les bras pour qu’elle s’y réfugie.
Tous deux s’installent confortablement allongés sur le canapé, échangeant caresses et baisers, savourant enfin un moment de paix partagée. Bien des questions restent en suspend dans chacun de leurs esprits, elles seront pour plus tard. Aujourd’hui, la providence leur a donné une deuxième chance, de celles qui doivent se saisir à bras le corps. Entre tendresse et détente, Tris pose sa tête sur la poitrine de Tobias. En fermant les yeux, elle entend la respiration de Tobias ralentir et se régulariser. Elle se laisse elle aussi emporter par la fatigue, bercée par le bruit rassurant de son cœur contre son oreille, alors que les bras de Tobias la réchauffent et l’entourent comme un bouclier. Elle les retrouve, serrés autour d’elle, dans la nuit, quand elle se réveille en sursaut, effrayée par son cauchemar récurrent.