"(...) Quand nous relisons les écrits des dissidents et des exilés soviétiques et est européens, nous sommes frappés par un thème récurrent : leur stupeur, leur indignation et leur colère face à la stupidité, à l’ignorance et à l’indifférence de l’opinion occidentale, tout particulièrement de la classe intellectuelle, qui resta largement incapable de saisir la criante réalité de cette peste totalitaire qui affectait l’existence d’une moitié du genre humain. Et pourtant, les pays occidentaux employaient de vaste ressources à rassembler des informations sur les divers régimes communistes, tant en finançant la recherche universitaire qu’en organisant de coûteux réseaux d’espionnage. Ces énormes efforts ne produisaient guère de résultats. Robert Conquest, un des très rares soviétologues a avoir vu clair dés le début, éprouva d’extrêmes frustrations chaque fois qu’il tenta de communiquer son savoir ; après la désintégration de l’URSS, son éditeur lui suggéra de rééditer un recueil de ses anciens écrits et lui demanda quel titre on pourrait donner à ce volume. Conquest réfléchit une seconde et dit : « Je vous l’avais bien dit, foutus crétins ! »
Chose remarquable, le nom d’un d’un écrivain occidental est fréquemment mentionné dans les écrits des grands dissidents des pays de l’Est ; ils lui rendent hommage comme au seul auteur à avoir aperçu la réalité concrète de leur condition, jusque dans ses bruits et ses odeurs – et c’est Georges Orwell. Aleksander Nekrich résume bien cette opinion : « Georges Orwell fut peut-être le seul écrivain occidental qui ait réussi à comprendre la nature profonde du monde soviétique. » Czeslaw Milosz et beaucoup d’autres formulèrent un jugement semblable. Et pourtant, 1984 est un ouvrage de fiction – une projection imaginaire, avec une Angleterre future comme toile de fond.
L’incapacité occidentale à comprendre la réalité soviétique et toutes ses variantes asiatiques n’étaient pas due à un manque d’information (celle-ci fut toujours abondante) : ce fut un manque d’imagination.(...)"
Simon Leys, Commentaire printemps 2008, p. 147.