Chez le vieux roi des Serbes
« La France, nous lui devons tout !
La Serbie est sa fille ! »
(De notre envoyé spécial.)
Athènes,
30 juillet.
Il est dans une maison en proue sur la mer, immense comme
son malheur.
Je ne suis pas venu lui parler politique ; c’est son
fils, maintenant, qui s’occupe de ça. Je ne suis pas venu visiter le roi en
exil : ce poème-là se chantera plus tard. L’Europe est encore trop rouge.
Mais, à la fin de ces deux années qui ont fait trembler toutes les femmes,
c’est celui dont la capitale reçut les premiers obus, qu’à Chalcis, ville
morte, je suis religieusement monté voir.
Il était à Edypsos ; c’était un lieu d’été. Le monde
arriva : il s’enfuit pour ici.
Il va mieux. Ce n’est plus le roi paralytique que quatre
bœufs firent gémir le long des pistes albanaises. Il s’est redressé. Par
moments même, il regrette sa canne.
Il parle haut ; il écrit. Drapé dans sa légende, il
pense à l’histoire.
À la nuit, j’ai traversé le pont qui relie le continent à
l’île d’Eubée où Chalcis dort. Comme dans les temps anciens, j’ai payé péage.
J’ai rencontré, tout de suite, un colonel serbe : ce ne pouvait être que
son aide de camp, je l’ai arrêté :
— Oui, me dit-il, je suis au courant, il vous attend
demain. Pourtant, si vous voulez l’apercevoir avant, soyez de bon matin sur ce
chemin ; il passera à motocyclette, revenant de sa promenade.
J’attends le long de la mer ; je m’étais levé de bonne
heure. Je perçus, en effet, le bruit d’un moteur. C’était le roi qui rentrait.
Pour dire vrai, il n’était pas sur la machine. Je le saluai.
Il me répondit.
Sa demeure est au bout de la route. Elle s’arrête juste à
temps pour ne pas tomber dans la mer. Devant, il y a un jardin et, dans ce
jardin, des statues en quantité et toutes blanches ; en revanche, sa
maison est toute rouge. Des gendarmes grecs la gardent.
J’ai poussé la grille.
Le gendarme grec ne m’a même pas arrêté ; il était appuyé
contre une des statues. On m’a fait entrer dans la salle à manger. Ici, vous
vous présentez comme vous êtes, avec de la poussière sur les épaules, et vous
pénétrez directement dans la salle à manger.
L’aide de camp me fait apporter de l’eau et de la confiture.
Un ami du roi est également autour de la table : c’est un vieux compagnon
de tous ses exils, un de ces amis avec qui on a brûlé sa jeunesse. Il est là
comme le souvenir de l’homme qu’a été le roi avant qu’il fût le roi.
— Je l’ai tutoyé pendant cinquante ans, dit-il, puis,
tout à coup, quand, à Genève, il reçut la dépêche qui lui apportait la
couronne, je l’ai appelé Majesté.
Sa Majesté est dans la pièce à côté. On entend tout. Les
souverains ont des palais avec des gros murs, des triples portes et des pièces
d’isolement. Celui-ci n’a qu’une maison à galandages.
Il parle avec son docteur ; il parle haut. Nous
écoutons. Le roi, en colère, lui crie :
— C’est tout ce que vous avez appris en
Allemagne ?
Maintenant, il remue une chaise.
— Il doit s’asseoir, me dit l’ami. Il écrit ses pensées
quand elles lui viennent.
Que cette maison, subitement, me paraît sainte ! Mais
voilà que l’on remue encore. La porte s’ouvre : c’est le roi.
J’ai cru que la légende m’apparaissait. Il ne savait pas que
nous étions là.
— Ah ! des Français, dit-il.
Puis, se penchant sur l’image :
— Voilà ce que je serai pour l’histoire : un vieil
homme usé traîné par des bœufs comme les rois fainéants !
Son aide de camp se tenait droit, un officier d’ordonnance
était derrière lui ; son fidèle ami du temps qu’il n’était qu’un homme
regardait par terre.
C’était la Cour !
— Je fus le premier à dire : la France, personne
ne la connaît. Et pendant les affolantes journées de descente sur la Marne,
chaque matin je répétais : « Elle va bondir. » Elle a bondi… Je
la connaissais.
Il était sans épaulettes, sans insigne, on ne pouvait pas
savoir si c’était un général ou un soldat.
— Nous lui devons tout ; la Serbie est sa fille.
Elle est venue nous chercher parmi la mort et la famine. Elle nous a traînés
sur les mers ; elle nous a donné des habits, des souliers, des fusils.
Là, il se mit à crier très fort.
— Et mes enfants qui sont à Salonique, eh bien !
ce sont aussi les siens. Avec elle, ils connaîtront la victoire car qui,
maintenant, ne la sent pas ?
— Voici juste deux ans aujourd’hui, sire, que le
premier obus a déchiré votre capitale.
Alors ce roi qui venait de crier si fort tomba dans le
silence. Au nom de sa patrie, il était rentré dans son âme et, grand comme la
misère, devant la mer bleue comme les veines, avec une voix de rêve :
— Belgrade ! dit-il.
Le Petit Journal, 31 juillet 1916.
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